Je n’avais jamais lu Carol Joyce Oates mais j’avais lu qu’on parlait d’elle comme d’un « monstre de littérature » et effectivement, ce roman est un « monstre de littérature ». Vaste roman, dense et puissant.
Cette histoire débute en avril 1965, au fin fond des marais des Adirondacks sur la...
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Je n’avais jamais lu Carol Joyce Oates mais j’avais lu qu’on parlait d’elle comme d’un « monstre de littérature » et effectivement, ce roman est un « monstre de littérature ». Vaste roman, dense et puissant.
Cette histoire débute en avril 1965, au fin fond des marais des Adirondacks sur la terre de Moriah, où une petite fille est abandonnée par sa mère démente et visiblement possédée, dans la boue. On fait ensuite un bond dans le temps, en octobre 2003, pour retrouver Meredith "M.R" Neukirchen, que l’on devine être l’enfant abandonnée, devenue première femme présidente d’une université de grand renom.
Dans ce roman formidablement construit, sans fil narratif chronologique, passé et présent se superposent, comme réalité et hallucination, pour traduire l’état de détresse psychologique de Meredith dont la vie et l’équilibre basculent. Elle est au bord de sombrer dans la folie. On assiste à un effondrement physique et mental, à une plongée progressive dans la dépression profonde pour finir par une hospitalisation. « M.R. vit en imagination l’effondrement non seulement de sa carrière mais de sa vie… »
Au fil des pages, on plonge de plus en plus profondément (comme on s’enfonce dans la boue) dans la vie de Meredith, dans son intimité et dans son passé. On s’attache à elle car on suit ses moindres pensées. L’auteur nous plonge cœur de ses pensées les plus enfouies, les plus profondes et aussi les plus obscures.
Meredith est une femme solitaire, mal aimée par un amant lointain et marié (son amant « secret »). Elle parait forte, équilibrée, solide, indépendante mais c’est en réalité une femme seule même si elle a brillamment réussi professionnellement. « Car la solitude est la grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction. » La solitude affective de M.R. lui a permis de gravir les échelons et de devenir la première femme présidente d’université, estimée, respectée, reconnue de tous. « Qu’il était pénible à M.R. de décevoir les autres ! Ses aînés, qui avaient tant investi pour elle. Leur amour pesait sur ses épaules…. M.R. préférait de loin être déçue par les autres qu’être elle-même cause de déception… elle était très douée pour le pardon. Elle était aussi très douée pour l’oubli ».
Mais même si elle a choisi d’oublier son passé pour avancer, M.R. est hantée par des cauchemars qui en sont les réminiscences. « Elle s’enlisait dans une boue de rêves d’une inexprimable laideur. Sa vie la plus profonde, la plus intime était devenue un enchaînement de cauchemars humiliants dont elle sortait épuisée et brisée. » Toute sa vie s’est construite sur des fondations plus que fragiles, elle a été abandonnée dans des conditions abominables puis adoptée comme « enfant de substitution » d’une enfant décédée, par ce couple de Quakers, aimants, mais d’un amour destructeur au final, puisque fondé sur une usurpation, une illégitimité.
« Dans les avant-monts des Adirondacks, il n’y a pas de ligne droite ». Métaphore de sa vie qui a longtemps été une ligne droite mais qui a soudain bifurqué et s’effondre quand son passé la rattrape.
Le rythme de ce roman est hallucinant : une lente montée vers l’épuisement, puis la dépression et la folie pour revenir à la fin une sorte de sérénité, auprès de son père adoptif. « À Carthage, elle avait retrouvé le sommeil. Elle avait retrouvé un peu de son âme en morceaux. » Ce passage des retrouvailles avec son père adoptif, en qui elle découvre un véritable ami, est d’une grande émotion et délicatesse, empreint d’une paix et d’une sérénité qui contrastent avec les chapitres précédents, noirs, violents, perturbants, angoissants.
Il y a une certaine symétrie dans ce roman puisqu’à la fin, comme au début, elle se « détourne » de son chemin de retour vers le New-Jersey pour aller vers Star Lake et la maison de son enfance, celle où elle a vécu avec sa mère. Mais contrairement au début, là, « ce fut une décision, non une impulsion ». Elle a décidé d’affronter le passé en toute conscience, pour s’en libérer. Et elle se retrouve là encore sur une route tortueuse, sinueuse, défoncée, où il est « impossible de rebrousser chemin », comme il lui est maintenant impossible de faire marche arrière dans sa vie. Elle affronte donc ses démons, les fantômes du passé pour pouvoir commencer une nouvelle vie pour laquelle elle se sent enfin « préparée ». Avant, c’est comme si elle avait fait fausse route.
Il y a beaucoup de métaphores dans ce roman entre les événements naturels (orage, paysage dévasté, boue omniprésente) et la vie. Ce livre nous plonge au plus profond de l’âme de M.R., des phrases en italique comme des voix intérieures, les voix du passé de Mudwoman, viennent le ponctuer.
On trouve aussi dans ce roman très littéraire des réflexions sur l’actualité. L’auteur y dénonce l’attitude du parti conservateur américain et sa décision d’envoyer ses troupes en Irak de même qu’elle y dénonce les médias dénués d’esprit critique depuis les attentats du 11/9.
Un roman maîtrisé de bout en bout. Magnifique et troublant, on se laisse complètement porter et absorber par la puissance de l’écriture sans forcément toujours savoir où l’on est, dans la réalité ou dans l’hallucination.