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« Du fil, du sang et des mots. Il n'en faut pas plus pour faire disparaître le corps d'une fille. La dématérialiser d'un coup, un seul. Net et sec. Une entaille. Et le liquide qui coule, tout naturellement, dans une odeur de femmes et de secret.
Nous étions trois. Ma mère, Dibiza et moi. Plus un métier à tisser. L'armature en bois ne comportait que les fils de trame tendus à l'horizontale. Les fils de chaîne avaient été sectionnés. J'étais debout, pieds nus, la robe relevée au-dessus du genou. Dibiza s'est baissée et a planté un bout tranchant au niveau de la rotule. Une lame à raser ? Un couteau ? Une aiguille ? Je ne me souviens que du reflet du métal. Il passe aujourd'hui encore devant mes yeux comme une ombre.
C'est à ce moment-là qu'est intervenue ma mère. Elle a glissé des graines de raisins secs dans la main de Dibiza. Sept. La matrone les a comptées à voix haute, minutieusement.
- Vas-y, dit-elle en relevant la tête et me poussant vers le métier à tisser. Tu vas passer au-dessus de la trame.
Je me suis avancée.
- La jambe droite d'abord. Puis la gauche. Ensuite, tu reviens au point de départ. Et tu recommences.
J'ai levé la jambe droite.
- Veille à effleurer le fil de ton pied.
Après chaque aller et retour, Dibiza s'est penchée sur l'entaille, a badigeonné de sang le raisin sec et me l'a tendu :
- Ouvre la bouche. Avale-moi ça.
Et elle a psalmodié d'une voix de basse :
- Par le fil je t'ai cousue ! Ton sang je t'ai fait avaler ! Nul ne pourra plus t'ouvrir ! Ni l'homme ni le fer ! Tu es un mur contre un fil ! Un mur contre un fil ! Sang de ton genou, ferme ton petit trou ! »
Dans Par le fil je t’ai cousue, Fawzia Zouari prend la plume pour nous raconter son enfance tunisienne. Nous sommes dans les années 60, les traditions sont tenaces et le chemin semble tout tracé pour les filles. Dans cette société patriarcale, la narratrice peine à trouver sa place et souffre de solitude. Elle observe attentivement les membres de sa famille et les gens de son village, porte un regard éclairé sur les mutations qui commencent à transformer son pays et comprend que son salut viendra de son instruction. Elle veut apprendre, ne pas ressembler à ses sœurs aînées et devenir une femme libre. Étonnamment, c’est son père qui sera à l’origine de son émancipation…
Le récit autobiographique de Fawzia Zouari raconte avant toute chose la constitution d’une identité. Identité multiple, complexe, à la croisée de plusieurs sphères, la famille et la société, la tradition et la modernité, la soumission et l’affranchissement. Les détails sont nombreux, les situations vécues abondantes, ce qui fait que le lecteur est réellement plongé dans une époque, un lieu et un mode de vie dont il découvre peu à peu l’ensemble des rouages. Fawzia Zouari parvient à recréer l’atmosphère de son enfance et à rendre palpables les émotions. C’est une œuvre très riche et à l’écriture contrastée, une écriture qui dit les choses de manière brute et qui est ponctuée en même temps d’élans lyriques. Il manque pourtant quelque chose à ce récit, que j’ai d’ailleurs du mal à expliquer ou à nommer, un souffle peut-être, une limpidité, voire une linéarité, une réserve que j’attribue à quelques longueurs et à l’alternance entre des passages poignants et d’autres plus obscurs et, il faut le dire, moins intéressants.
Dans ce récit, l'auteure nous raconte son enfance dans un village tunisien Ebba pendant les années 50-60. Ce roman autobiographique installe toute une atmosphère, met en scène différents personnages, décrit une famille musulmane aussi qui vit sous le poids de traditions séculaires. Les filles payent au prix fort le droit d'exister dans cette société patriarcale où même les femmes entretiennent le poids du passé, la soumission aux hommes.
Bagassa grandira sous l'autorité intraitable d'une mère. Elle ne s'affranchira qu'au prix de voir disparaître son corps.
Ce beau récit est aussi une peinture de la Tunisie rurale du siècle dernier, des années Bourguiba, de la condition féminine qui doit s'effacer pour laisser à l'homme toute sa place. Au fur et à mesure, on pressent pourtant que l'émancipation est en route. L'auteure qui poursuivra sa vie ailleurs nous lègue ici une partie de sa mémoire. Des pages pour ne pas oublier ces femmes du silence.
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