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Interview-feuilleton : Guillaume Sire pour "Avant la longue flamme rouge" 2/5

Episode 2 : Planter les personnages

Interview-feuilleton : Guillaume Sire pour "Avant la longue flamme rouge" 2/5

Avant la longue flamme rouge (Calmann-Lévy), de Guillaume Sire, est sans doute l’un des grands romans du moment. Non qu’il traite de confinement, mais plus précisément parce qu’il réussit à lier l’Histoire sans la morale, la fiction sans le fantasme, la construction sans l’échafaudage, l’émotion sans le pathos, et la singularité et l’universel dans un seul poing. Avant la longue flamme rouge s’empare du moment où les Khmers rouges vont conquérir le Cambodge, à travers l’histoire d’un petit garçon, Saravouth, qui slalome au milieu des balles dans un monde en ruines, pour retrouver ses parents.

Le texte est puissant, somptueux, riches de références littéraires et culturelles, sans affectation. Nous avons voulu profiter du confinement pour donner rendez-vous à Guillaume Sire au cours de cinq moments sur le site.

 

Episode 2 : Planter les personnages

- Comment est né votre personnage de Saravouth ?

J’ai rencontré en 2004 un homme appelé Saravouth, au Canada. Pendant la guerre civile de 1970-75, il m’expliqua qu’il avait pris quatre balles dans le corps, dont une dans la tête, et dix‑neuf éclats d’obus en descendant le Tonlé Sap sur un sampan de bois pour essayer de rejoindre Phnom Penh. Cet homme, qui est encore vivant, m’a raconté son histoire et j’en ai fait un roman. C’est-à-dire que j’ai créé un personnage à qui j’ai donné le même nom, et dont j’ai raconté l’histoire à partir de celle que le vrai Saravouth m’avait racontée, mais en réinventant, en étoffant, en densifiant, pour en faire un vrai, un pur roman plutôt qu’un simple récit.

 

- Dans quel milieu évolue-t-il ?

Saravouth, le Saravouth du roman, est né dans un milieu favorisé, fruit d’un exode rural réussi. Son père Vichéa a grandi à la campagne au milieu des pêcheurs d’anguilles et des paysans.  Après quoi il a trouvé un emploi de fonctionnaire à la Chambre d’Agriculture, lui permettant de vivre en ville, à Phnom Penh, tout en gardant des liens avec la campagne, puisqu’il s’occupe des dossiers d’indemnisation des riziculteurs.Saravouth parle khmer et français. Sa mère, Phusati, est une métisse, fille d’un Français qu’elle n’a jamais connu et d’une Khmère qui ne s’intéresse pas à elle, même si elle a payé pour ses études de littérature en France. Quand le roman commence elle enseigne la littérature au lycée français de Phnom Penh.

 

- Le père de Saravouth, Vichéa, est un Khmer converti au catholicisme. Quelle importance revêt l’appartenance religieuse dans ce pays et à ce moment ?

Les Cambodgiens sont essentiellement bouddhistes. Plus exactement, ils pratiquent le bouddhisme theravada, c’est-à-dire un bouddhisme primitif différent de celui des Chinois, qui au Cambodge, pour des raisons historiques liées notamment au règne de Jayavarman VII (XIIème siècle), a la particularité d’être mâtiné d’hindouisme. La triade hindoue (le Trimurti) est donc très présente avec Brahma (la créateur) Vishnu (le protecteur) et Shiva (le destructeur). Des brahmanes interviennent dans les histoires du bouddha. Au Cambodge on prie en faisant des offrandes, comme les hindous, alors que le bouddha normalement n’en réclame pas.

Et puis il y avait encore en 1970 nombre de mystagogues et de vieilles sorcières animistes, se livrant à un commerce de foulards magiques et d’amulettes censées vous préserver des balles, et faisant la promotion de pratiques parfois sordides, comme celle qui consiste à se mettre un collier de fœtus humains séchés autour du cou pour être protégé du mauvais sort. On raconte que le général Lon Nol consultait des oracles et croyait beaucoup aux présages, comme ceux que je mentionne au début du roman, dans le prologue : la comète, le cercle rouge autour de la lune, le crocodile blanc dans le Mékong. Je n’ai pas inventé ces signes.

Par ailleurs, la présence française dans le pays jusqu’en 1953 avait également été une présence religieuse. Les envoyés des missions étrangères de Paris avaient baptisé à tour de bras et construit des églises, des hôpitaux et des écoles. C’est raconté par le Père François Ponchaud, que j’ai eu la chance de rencontrer, lui-même missionnaire et rescapé de la guerre civile, dans un excellent livre : La Cathédrale de la Rizière.

 

- Raconter l’Histoire impose quel genre de contraintes ?

Il y a cinq écueils dans lesquels je ne voulais surtout pas tomber : 1/ le roman d’action débile, qui vous donnerait presque envie d’y être tellement l’héroïsme a l’air d’être une chose facile et merveilleuse ; 2/ le pathos, avec des êtres humains qui pleurent tellement qu’ils se transforment en flaques, et qui ne mangent plus, et qui ne rient jamais, sous prétexte que tout ce qu’ils vivent est affreux ; 3/ le roman historique, la somme encyclopédique, qui explique précisément quand un fusil-mitrailleur claque derrière des palmiers qu’il s’agit de tel ou tel bataillon, mené par le capitaine Machin-Truc ; 4/ le récit-témoignage plus ou moins psychologisant et journalistique, qui aurait consisté à retranscrire ce que m’avait raconté le vrai Saravouth ; 5/ le roman du jeune auteur qui ne peut pas s’empêcher de se mettre en scène et dont le compte Instagram ressemble davantage à celui d’une star de téléréalité que d’un écrivain, le genre qui a un portrait de Rimbaud sur la coque de son iPhone, et ne manque pas de vous expliquer que la littérature est vraiment un truc formidable, en décidant de vous montrer que grâce à elle on peut transformer une guerre civile en « punchlines ».

En fait, ces cinq écueils ont un point commun : ils accouchent d’un roman happé par la morale. Inévitablement en effet, on en vient à des fictions moralisantes, soit parce qu’on se dit que la guerre c’est bien (film d’action) que la guerre c’est mal (pathos) que c’est important de comprendre comment le mal est advenu car ainsi on ne fera plus les mêmes erreurs (roman historique), que la vie est triste même si c’est quand même bien d’être en vie (récit-témoignage) ou plus simplement encore que la littérature c’est bien, c’est super (instagramer). Moi je m’en fiche de ce qui est bien ou mal, et pour moi la littérature, par définition, est moralement ambiguë. Je n’ai pas envie de faire des leçons de politique, ou de bons, ou de mauvais sentiments. Je n’ai pas envie non plus de faire des punchlines. Je veux construire une cathédrale de peau et de brouillard, qui ressemble à la vie, avec des bruits étranges à l’intérieur, comme des suçons dans les ténèbres. 

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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