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Des extraits de roman,

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  • Bonjour,

    J'ai un parent qui écrit. Il a sous le coude un énorme roman, pour l'instant inédit.
    Il m'en a envoyé des extraits. Je lui ai demandé si je pouvais en placer, un peu, sur certains forums. Il est réticent mais a fini par accepter. A condition que je ne les laisse pas moisir longtemps, a-t-il dit.

    Alors je commence à en mettre un, je verrai bien si je continue.

    Je préfère ne pas présenter le contexte. On y va ? C'est parti.


    Le Scrutateur d'Angle.


    "Un autre jour, on m’envoya chez Herr Hoffmann, chercher des ouvrages de latin dans son armoire. Je me souviens qu’arrivé devant la porte, j’avais trouvé dans le couloir Heinrich Hammel, un des grands. Il était souvent puni. En général, Hoffmann l’obligeait à rester à genoux sur une règle carrée, ou alors il le mettait dans un coin, avec interdiction absolue de bouger. Quand je parle de coin, il faut l’entendre au pied de la lettre : la tête dans l’angle formé par deux murs, comme collée à la glu.
    Hammel s’y retrouvait si souvent que son visage me donnait l’impression de s’être adapté à cette inclinaison de quatre-vingt-dix degrés. Il était là, à détailler le moindre grain, la plus petite imperfection dans la peinture. Pour moi c’était sûr, il connaissait une intimité certaine avec ces quelques centimètres carrés de maçonnerie. La topographie des cloques, des effritements, des coulures et autres irrégularités, n’avait pas de secrets pour lui. Du reste, un dépôt de crasse avait fini par se former à cet emplacement, comme on en trouvait autour des boutons qui commandaient la lumière, à force d’être touchés des centaines de fois par des doigts à la propreté douteuse. Hammel avait laissé sa marque. Quelque part, quand nous serions tous grands, qu’on nous aurait oubliés, que la seule trace qui subsisterait de nous serait nos noms dans un quelconque registre, Hammel, lui, aurait son sceau brunâtre incrusté, délimitant les contours approximatifs de son corps, là où sa tête, ses mains, s’appuyaient. Une preuve de son passage, gravée pour la postérité. A moins qu’un jour un employé fût chargé de venir rafraîchir le badigeon.
    J’avais fini par le surnommer « le scrutateur d’angle ». Il était comme un guetteur au sommet d’une tour, dans les temps médiévaux. Sauf qu’il n’était pas armé, ne servait à rien. Il ne surveillait pas l’arrivée d’un quelconque ennemi, n’était aucunement chargé de sonner l’olifant. Bien au contraire, il avait intérêt à se faire oublier. Il se contentait d’observer les fissures dans les enduits, la progression du vert de gris sur les conduites d’eau, le développement des toiles d’araignées, l’accumulation de poussières et de moutons, la course des cafards le long des plinthes.
    Ce n’était pas un garçon que j’appréciais. Fruste, à mon avis légèrement crétin, il avait peu de centres d’intérêts, une intelligence limitée et se complaisait dans des attitudes de ricanements qui m’exaspéraient – et Hoffmann encore plus, apparemment.
    Il m’est arrivé de le voir ainsi, puni dès le matin, et quand nous sortions à la fin des cours, il n’avait pas bronché. Difficile de dire, dans ces conditions, ce qu’il pouvait bien apprendre dans l’établissement, à part, peut-être, une certaine endurance et le sens de la patience. Des journées entières sans bouger avaient fini, oui, je le crois, par exercer une contrainte sur la structure de son squelette, sur sa morphologie entière et spécialement ses traits ingrats.
    Déjà, ses yeux n’étaient que deux fentes au fond desquelles se rencognait un regard de reptile, dénué d’expression. Mais il me semblait que le nez avait fini par devenir l’axe central autour duquel le reste de son faciès, au demeurant peu amène, avait reculé afin de mieux s’adapter au renfoncement qu’il fréquentait avec tant d’assiduité. Le garçon était-il un vrai humain, comme nous tous, ou bien un golem, une créature d’argile, à la face molle ? A force de se plaquer dans son encoignure, il se confondait avec elle. Qui sait, si ça se trouve il rêvait d’être absorbé, de disparaître un beau jour, de s’intégrer complètement aux briques, à la pierre. Ainsi transformé en élément porteur, il quitterait le règne du vivant pour entrer dans celui du minéral et, de la sorte, couperait tout lien avec cette existence absurde, dans laquelle manifestement il était de trop.
    Oui, Hammel portait dans sa chair ce statut d’éternel indésirable. Même ses genoux avaient fini par se déformer : rougeauds, ils témoignaient à leur manière, en creux meurtris, du temps qu’il passait sur la méchante règle carrée, sa compagne quasi quotidienne. Quand, sur le coup de midi, on le libérait pour qu’il pût aller manger, il se cramponnait aux radiateurs pour se redresser, puis il partait en titubant, d’une démarche de vieillard, d’ivrogne.
    J’ai évoqué son manque flagrant de conversation. Quand je l’ai croisé ce matin-là, je lui ai dit bonjour. A son habitude, il répondit, immobile comme une statue, par sa phrase préférée : « ta gueule, ta gueule ». C’était chez lui un automatisme, presque un réflexe.
    Herr Hoffmann était en pleine démonstration. Il était là, au tableau, à tracer des droites, à utiliser le rapporteur. Je souris intérieurement : encore et toujours, l’ironie de la vie. Les uns étudiaient la géométrie de façon scolaire, abstraite, confortablement assis à leurs bancs ; Hammel, lui, la pratiquait à sa manière, en éprouvant concrètement, physiquement, la façon dont un segment de cloison venait en couper un autre. Si on l’avait interrogé sur les propriétés de l’angle droit, il aurait probablement eu un zéro ; pourtant, il les connaissait lui aussi, mais dans un registre tout autre, plus étroit et charnel.
    Le directeur, interrompu au milieu de son raisonnement, me décocha un regard Prussien, bien sévère, et m’expédia, d’un hochement de menton, vers l’armoire du fond. Je pris la clé qu’il me tendit, me débrouillai à empiler les manuels sur mes bras et quittai la salle, soulagé. Elle était trop chauffée, et il y régnait une touffeur animale un peu oppressante. Et puis, la discipline et le silence y étaient tellement pesants…
    En repassant devant Hammel, je le vis qui se tortillait. Je m’approchai :
    - Qu’est-ce que tu as, mon vieux ?
    - Envie de pisser.
    - Eh bien, vas-y.
    - Tu rigoles ? Pour que Hoffmann me tombe dessus ? Il n’attend que l’occasion.
    - Alors demande-lui l’autorisation.
    - Ta gueule, ta gueule.
    Je haussai les épaules et l’abandonnai à son sort. Je n’allais certainement pas retourner, frapper à la porte, affronter encore les gros yeux réprobateurs, juste pour plaider sa cause. Encombré par les bouquins aux pages jaunissantes, je fis de mon mieux pour tout ramener en un seul voyage, n’ayant pas envie de repasser devant Hammel, d’être obligé de contourner une éventuelle flaque nauséabonde".

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