Underground est un livre écrit en deux, c’est-à-dire qu’il est constitué de deux parties très différentes correspondant à des périodes et à des méthodes de saisie des données distinctes répondant à un but commun : comprendre ce qui s’est passé dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995.
Un travail...
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Underground est un livre écrit en deux, c’est-à-dire qu’il est constitué de deux parties très différentes correspondant à des périodes et à des méthodes de saisie des données distinctes répondant à un but commun : comprendre ce qui s’est passé dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995.
Un travail de romancier, nous dit Murakami, mais pas un travail de fiction. Rien à voir donc avec le Windows on the World de Beigbeder qui nous propose un récit fictif centré autour de personnages créés de toutes pièces dans le contexte d’un attentat terroriste. Non. Pour Underground, Murakami a méticuleusement interrogé une soixantaine des 5000 victimes du gaz sarin. Les premières réticences rencontrées, qu’il prend soin de rapporter, sont révélatrices de l’impression générale rendue par ces interviews : de nombreux témoins ont refusé d’être entendus, certains de ceux qui l’ont été n’ont accepté l’entretien que sous couvert d’anonymat, tous ou presque ont censuré la première transcription qui leur a été soumise. Et, en cohérence avec cela, ce qui frappe le lecteur (occidental ?), c’est la persévérance des uns et des autres à poursuivre les objectifs initialement fixés (aller au travail, si possible sans arriver trop en retard, acheter, comme prévu, la bouteille de lait au combini habituel). Les gens n’ont pas paniqué. Cette perturbation de l’ordre des choses s’est déroulée dans la quasi-indifférence des uns ou des autres, ou plutôt, chacun a mis un point d’honneur à restaurer au plus vite la normalité dans laquelle il évolue. La plupart des victimes du gaz sont retournées au travail quelques jours seulement après l’attaque. Seuls quelques-uns s’avouent traumatisés. Les autres admettent qu’ils souffrent de maux de tête, troubles de la vue, fatigue persistante un an encore après les événements, pour autant, ils refusent de se considérer comme diminués.
Une grande préoccupation japonaise qui interpelle le lecteur occidental : ces gens se perçoivent et tiennent à être perçus comme des gens ordinaires, employés fiables, opérationnels, n’ayant pas été affectés par ce qu’ils ont traversé.
Ce recueil de témoignage est suivi d’un court essai, une réflexion dans laquelle Murakami évoque la réaction de la société et des média à l’égard de la secte Aum, qui a perpétré l’attentat. La stratégie permettant de reprendre au plus vite une vie normale implique de considérer ces attentats comme un accident de parcours perpétré par des méchants, des gens exclus de la société, de la norme si chère au japonaise, finalement guère concernée par les événements, pourvu que la justice s’en charge. L’essai s’achève sur une question pourtant pertinente : cette secte a pourtant émergé dans le contexte de cette société japonaise. En est-elle si éloignée ? Et si on prend le contrepied du sentiment général, comment cette même société a-t-elle pu permettre, et même favoriser l’émergence de ce mouvement spirituel devenu organisation terroriste ?
A ce stade, la lectrice (occidentale) que je suis restait un peu sur sa faim. Les témoignages recueillis livrent, certes, un portrait éloquent d’une société où la norme est reine et où rien ne doit perturber l’ordinaire. J’ajoute que je ne suis pas convaincue par la traduction, l’emploi du passé simple dans les courtes biographies présentant chaque témoin m’ayant parue incongrue, entre autres petits accrocs dans la formulation. Mais surtout, je me posais les mêmes questions que l’auteur, qui sont les membres de la secte Aum, quelle(s) place(s) occupent-ils dans cette société japonaise contemporaine ?
Le deuxième temps du livre, qui est constitué par les témoignages de certains membres ou ex-membres de Aum, recueillis un an plus tard, m’a apporté des réponses bien plus satisfaisantes.
Le portrait préalablement dépeint de la société japonaise fait apparaître une structure qui, sans surprise, laisse peu de place à l’individu. On se réalise dans le travail, les études, dans la capacité à se conformer à un modèle social et familial rigide. Une société du faire et non de l’être. Les membres d’Aum ne sont pas des paria, ils sont intelligents et rationnels (à l’exception peut-être d’une jeune femme qui se perçoit comme une sorte de medium). Mais ils ont en commun le sentiment profond de n’avoir pas été reconnus ni pour leur être, ni pour leur faire dans la société dans laquelle ils ont évolué. Plusieurs ont grandi dans des structures familiales extrêmement contraignantes, pour d’autres, c’est une sensibilité artistique, une intelligence, des compétences, un sens du devoir hors norme qui n’ont pas été reconnus. La plupart d’entre eux a éprouvé des difficultés à l’entrée dans la vie d’adulte : difficultés à trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications, à fonder une famille. Aum a prétendu leur offrir un contexte (patriarcal) dans lequel leurs efforts et leur mérite seraient enfin reconnus, ce que leur refusait la société japonaise.
Les dérives sectaires existent partout, mais une société corsetée comme celle-ci accentue certainement terriblement le sentiment d’inadéquation éprouvé par les adeptes comme ceux qui acceptent de témoigner ici.
Murakami termine son essai sur ce paragraphe éloquent :
« Peut-être prennent-ils les choses un peu trop à cœur. Peut-être portent-ils une douleur en eux. Ils ne savent pas bien exprimer aux autres leurs pensées intimes et ils sont tourmentés. Incapables de communiquer avec autrui et avec le monde, ils errent de-ci de-là, ballotés entre un sentiment de supériorité et l’idée qu’ils ne sont pas tout à fait comme il faudrait. Ça pourrait très bien être moi. Ça pourrait être vous. »
Le texte, à mi-chemin entre données brutes et analyse, entre collecte d’interviews et essai, est dense et pas particulièrement distrayant. Mais il est éclairant, et la curieuse homogénéité qui émerge de sa lecture est un peu angoissante. La légitimité de Murakami pour accomplir ce travail réside, il s’en explique, dans ce que ses compétences de romancier vont lui permettre de faire émerger, à savoir des lectures individuelles, parfois contradictoires des événements. Néanmoins, et c’est peut-être la grande réussite de cette ouvrage, l’ultra-conformisme ne permet que ponctuellement de faire émerger le ressenti de chacun, qu’il s’agisse des victimes de l’attentat ou des membres de Aum. L’ensemble présente une uniformité étouffante.
Merci Dominique, je rajoute ce roman dans ma liste à lire !