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Tradition orale et mondialisation

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Livre(s) tagué(s) : La tourmente du serpent

  • Je ne veux pas tant parler de ce livre que de la culture qu'il touche, les Huli de Papouasie Nouvelle Guinée, et particulièrement de leur tradition orale.
    Ce roman n'est pas le premier écrit que j'ai fait sur les Huli. Lors de mes terrains dans les régions de Kulu et Kerniba (deux vallées au coeur du territoire Huli qui abritaient les membres du clan Pina auquel je m'étais rattaché) j'ai produit nombres d'écrits académiques sur leurs coutumes et modes de vie.
    Un aspect important de cette culture d'une grande richesse humaine, c'est que malgré la quantité de légendes et d'histoires qu'ils possèdent, les Huli n'ont aucune tradition écrite, chacune de ces histoires passant oralement de génération en génération.

    Les Huli ont été "découverts" par Hides, un ranger australien en 1951, depuis cette époque récente, ils ont été envahis par des missionnaires de plus d'une dizaine d'églises différentes et se sont vus interdire certaines de leurs pratiques traditionnelles, taxer leurs croyances de blasphématoires, ou certains modes de vie d’inappropriés. En 60 ans, peu à peu, des larges morceaux de cette culture ont été oblitérés. Evidemment, cela ne s'est pas fait d'un coup. La première génération a accusé le coup d'une grande frayeur face aux avions ou tous les autres éléments de la civilisation occidentale introduits brutalement, mais n'ont pas pour autant renié leurs croyances et mode de vie. Les générations suivantes ont elles eu une certaine dualité introduite dans leur éducation. L'apprentissage d'une nouvelle langue à l'école et un enseignement (à l'époque donné par les missionnaires eux-mêmes) teinté de valeurs et notions qui n'appartenaient pas à leurs parents.
    Ce schéma est commun à des dizaines de cultures tout au long de l'Histoire, mais presque aucun de ces schémas n'existe de nos jours. Les Hulis font partie de ce rare club de cultures humaines qui ont échappé au monde moderne jusqu'à récemment. Cette déculturation progressive creuse un fossé entre les générations, rendant d'autant plus compliqué la possibilité de passer les informations culturelles, les jeunes perdant l'intérêt pour les histoires racontées par les anciens, les légendes et la généalogie. Ces mêmes anciens sont une source inépuisable d'informations pour un anthropologue, étant capables de citer de mémoire (forcément) jusqu'à 17 générations de leurs généalogies.

    Cette mémoire culturelle qui s'efface doucement, seuls quelques personnes tentent de la conserver et de la préserver en la couchant sur papier. C'est un peu ce que j'ai fait durant mon année à vivre parmi eux, comme d'autres anthropologues l'ont fait depuis les années 60 ; cataloguant les histoires, les légendes, décrivant les coutumes et modes de vie. Alors c'est vrai que ces écrits sont très académiques, abordant parfois des sujets très pointus et relativement obscurs pour les non-anthropologues, d'où cette volonté que j'ai eu de présenter cette culture dans mon roman, particulièrement dans un contexte où leur culture et leur mode de vie sont mis en danger par les réalités du monde moderne.
    Aujourd'hui, le seul rempart qui protège leur culture des assauts de l'industrie et de la société de consommation est l'impossibilité de franchir ces hautes montagnes couvertes d'une jungle épaisse. Malgré cela, un aspect intéressant qu'avait noté Hides lors du premier contact avec les Huli était que plusieurs hommes étaient déjà en possession de haches et machettes de métal, passées de groupe ethnique en groupe ethnique depuis la côte au travers d'échanges traditionnels, comme une nouvelle monnaie, un premier élément annonciateur de l'arrivée d'un nouveau monde, comme le décrivait l'une de leur légende qui parlait d'hommes barbus et blancs qui envahiraient leur territoire.

    Voici donc le coeur de cette discussion (je sais c'était long, mais un contexte devait être planté) : notre société, dont la mémoire est consignée sur des millions de pages depuis des siècles, et qui malgré tout est en constant changement, produit-elle ces millions d'écrits comme un moyen de fixer ses mémoires et ses idées comme autant d'objets conservés dans un musée ? ou au contraire, sont-ce ces mêmes écrits qui définissent l'évolution de cette société et la direction que cette évolution suivra ?
    La société de tradition orale base l'intégrité de sa structure sur sa capacité à passer cette même structure d'une génération à l'autre, rajoutant à chaque fois les expériences nouvelles ; mais il me semble parfois que ce principe s'est perdu dans nos contrées et que la structure d'aujourd'hui n'existera plus demain, et que chaque livre sera là pour rappeler les étapes sur un chemin que cette évolution a suivi autrefois.

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