Une plume vive, des héros imparfaits et une jolie critique de notre société
La Guadeloupe, département d’outre mer depuis 1946 ne bénéficie pas tout à fait des conditions de vie des départements métropolitains. D’une part, à cause du rapport de force installé par l’esclavage qui s’estompe difficilement et d’autre part par le rapport de force colonial instillant toujours un racisme latent défavorable aux populations locales. En 1967, une révolte contre des salaires bas et des conditions de vie difficiles est réprimée dans le sang. Tout l’intérêt de cette narration réside dans une construction romanesque mêlant personnages de fiction et personnages réels qui met en relief les magouilles réelles des représentants de l’État, révélant ou rappelant ainsi les vicissitudes de nos élus. C’est presque plus vrai que nature !
Pour ceux qui aiment les romans historiques avec des personnages imaginaires qui ont croisé des personnalités ayant réellement existé, c'est bien documenté et je recommande cette lecture.
L'histoire se déroule peu après l'indépendance du Cameroun, en 1962.
L'auteur avait publié auparavant "Requiem pour une République", traitant de l'Algérie, on retrouve ici des personnages de ce premier roman alors il vaut peut-être mieux les lire dans l'ordre éventuellement.
Avec cet excellent opus, Thomas Cantaloube clôt sa trilogie consacrée aux arcanes peu ragoûtants de la Vème République époque gaulliste. Après les soubresauts de la guerre d'Algérie ( Requiem pour une République ), puis les débuts du Françafrique et la guerre du Cameroun ( Frakas ), l'auteur explore les dessous sombres de l'après-colonisation en mettant en lumière un épisode guadeloupéen peu connu en métropole.
Après une énième agression raciste, la Guadeloupe explose, de mouvements de grèves en émeutes violemment réprimées. le 26 mai 1967 à Pointe-à-Pitre, les forces de l'ordre ouvrent le feu. Il y a des morts mais il ne faut surtout pas le dire. Tabou absolu. Ce n'est qu'en 2016 qu'une commission indépendante présidé par l'historien Benjamin Stora parle de « massacre ordonné sciemment sur le terrain et approuvé par le gouvernement sous la présidence du général De Gaulle ». le non archivage des événements rend difficile d'établir un bilan fiable. Sans doute près d'une centaine de morts, contre les 7 officiels.
Le fond du roman est passionnant, la forme est tout aussi réussi. Jamais le poids du sujet et de la documentation n'écrasent le romanesque. Thomas Cantaloube a une nouvelle fois trouvé l'équilibre parfait entre Histoire et fiction.
On adore retrouver l'attachant trio fictif Luc Blanchard ( ex-policier, ici journaliste pigiste à France-Antilles ), Antoine Lucchesi ( ex-truand corso-marseillais reconverti en skipper pour riches propriétaires de voiliers ) et l'inénarrable Sirius Volkstrom ( ex-collabo officiant désormais dans l'anticastrisme pour la CIA ) cotoyer de vrais personnages comme le jeune Jacques Chirac, alors secrétaire d'Etat à l'emploi ou Jacques Foccart, le grand manitou du Françafrique.
Le lecteur est complètement immergé dans une intrigue fluide et virevoltante, en empathie pour la quête de justice de Luc dont la compagne fait partie des 19 Guadeloupéens appelés à comparaître devant la Cour de sureté de l'Etat à Paris, accusés d'avoir organisé les émeutes. On suit dans l'urgence son enquête acharnée jusqu'à la capitale et l'arrière-boutiques des ministères pour remonter le fil de ses constatations initiales.
Les genres "polar historique" et "thriller politique" sont idéaux pour pousser à la réflexion, ici en questionnant la pérennité des méthodes brutales pour réprimer des mouvements sociaux, et plus largement la continuité entre ordre colonial et violences policières. On est sidéré devant le portrait d'une Guadeloupe des années 60, qui par bien des aspects n'est pas considéré comme un département français mais plutôt comme une colonie non décolonisée, rongée par le racisme et les inégalités sociales.
« Ce n'est pas un affrontement entre flics et grévistes qui dégénère, c'est quelque chose qui remonte des tréfonds de notre histoire. Les gens sur la place de la Victoire ont complètement oublié les demandes d'augmentation. Ils se battent maintenant contre l'injustice, contre ce qu'ont subi leurs parents, leurs grands-parents et toutes les générations avant. Les policiers en face, eux, tout ce qu'ils voient, ce sont des Noirs qu'il faut remettre à leur place ! »
On est glacé de découvrir le parcours du préfet Pierre Bolotte ( dans le roman Delbotte ) : d'abord le corps préfectoral sous Vichy, puis l'Indochine et l'Algérie où il systématise des formes militaro-policières de répression, avant d'atterrir en Guadeloupe ... et de devenir en 1969 le premier préfet du tout jeune département de Seine-Saint-Denis où il expérimente la BAC ( brigade anti-criminalité ).
Hâte de découvrir vers quels horizons va se tourner l'auteur maintenant que sa trilogie est terminée.
Cet excellent thriller politique plonge le lecteur aux origines de la Françafrique qui s'est installée une fois que la France a accordé l'indépendance à ces dernières colonies d'Afrique subsaharienne en 1960. Ou comment remplacer la manne coloniale par un système tout autant rentable.
Et c'est passionnant de découvrir ainsi la matrice d'un des aspects majeurs de la vie politique contemporaine. D'autant plus que Thomas Cantaloube a choisi de traiter le sujet par l'angle mort de la guerre qui a sévit au Cameroun de 1955 à 1962, une guerre cachée dans le prolongement de la guerre d'Indochine. Grâce à une documentation ultra précise , l'auteur met en lumière les faits saillants de cette guerre cachée, menée par la France contre les rebelles de l'UPC ( Union des populations du Cameroun ), rappelant furieusement les méthodes répressives mises en oeuvre durant la guerre d'Algérie : bombardements de villages, tortures, escadrons de la mort, assassinats ciblés de dirigeants de l'UPC comme Ruben Um Nyobe. Toute la trame historique est parfaitement lisible avec un sens de l'analyse politique assez brillant dans sa capacité à la rendre intelligible et concrète. Sa radiographie géopolitique de bas en haut de l'échelle des responsabilités est passionnante.
Le sujet aurait pu écraser le romanesque. Ce n'est jamais le cas car Thomas Cantaloube a su impulser une intrigue policière classique mais efficace, porté par un casting haut en couleurs qui fonctionne parfaitement : un journaliste ex-flic, un convoyeur de drogue ex-résistant et un mercenaire ex-barbouze.
On suit donc l'enquête d'un journaliste, Luc Blanchard, sur la piste d'une organisation secrète de type OAS, la Main rouge, et de l'assassinat à Genève d'un leader de l'UPC, Félix Mounié ( fait réel ) empoisonné par les services secrets français. Il se rend à Yaoundé et y découvre cette guerre cachée du Cameroun et tous les dessous de la Françafrique naissante. Il devient rapidement une cible à mesure qu'il s'enfonce dans ce bourbier semé d'embûches.
Thomas Cantaloube a le sens des péripéties. Il mène son intrigue pied au plancher, jonglant avec aisance entre fiction et réalité historique, entremêlant personnages fictifs et réels comme Jacques Foccart, secrétaire général aux affaires étrangères, grand manitou de la politique africaine du général De Gaulle. La dernière partie est particulièrement trépidante ( presque un peu trop rocambolesque d'ailleurs ) en mode pieds nickelés dans une course poursuite en hélicoptère, avec des dialogues savoureux souvent truculents.
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