"Le diable parle toutes les langues", l'histoire captivante d'un homme détestable
Éditions P.O.L
Parution le 22/08/2019
Rentrée littéraire 2019
Sélection Prix des Lectrices Elle 2020
« Onze millions de personnes. Onze millions de personnes à assassiner. Peut-on penser l’impensable ? Peut-on comprendre l’incompréhensible ? Peut-on imaginer ce que personne n’a jamais vu, ce que personne n’a encore jamais cru que l’homme serait capable de faire ? »
Trouver les mots pour raconter son silence…
Il m’en a fallu des jours, pour digérer cette lecture, ce coup de poing puissant qui m’a atteinte en plein coeur. Il m’en a fallu des jours pour être capable d’essayer de sortir ce que cette histoire a provoqué en moi. Il m’en a fallu des jours pour enfin réussir à vous dire….
Combien cette lecture est essentielle, de celles qui anéantissent, qui coupent le souffle, au point de chercher les mots à poser sur ce qu’on vient de lire, la boule au ventre, la gorge serrée… Et c’est parcourue de frissons que j’ai refermé ce livre de Santiago H. Amigorena, dont le sujet bien dure et malheureusement tragique me touche toujours autant.
Les mots me manquent pour retranscrire l’histoire que fut celle de Vicente. Il a fui, oui, en laissant sa famille en Europe, il a gagné des terres lointaines. C’est à Buenos Aires qu’il décide de s’installer et y rencontrera sa femme, qu’ils auront des enfants, qu’il bâtira sa vie, loin des siens, de ceux de son sang…. Mais ce sang juif coule toujours dans ses veines, et lorsqu’il apprend ce qu’il se passe là-bas, ce qu’ils vivent et endurent dans ce ghetto de Varsovie, il se mure dans son silence. A chaque lettre reçue de sa mère, il est anéanti.
« L’une les choses les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme Juifs, c’est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c’est de décider, définitivement, qui ils sont. »
L’antisémitisme. La barbarie des camps. La folie des déportations. La famine. Les maladies. Il ne peut que imaginer, sans savoir leur réalité. Il a peur. De la savoir entre leurs griffes. D’un jour apprendre qu’elle n’est plus.
« Après cette dernière lettre, Vicente avait cessé de croire. Il avait cessé de croire à tout. À sa femme, à ses enfants, à lui-même. Il avait cessé de croire que la vie était plus importante que la mort. »
Il se coupe de tous, de ses amis, de son épouse, de ses petits. Son entourage assiste, impuissant, à son isolement incompréhensible.
Lorsque son esprit et son imagination divaguent, il se voit dans les paysages enneigés de Varsovie.
Il trouve aussi refuge dans le jeu, où il passe des soirées entières, à perdre, pour fuir. Comme pour se punir, se sentir coupable, d’être un lâche…
« Il voulait parler, mais, prisonnier du ghetto de son silence, il ne pouvait pas parler. Il ne savait plus. »
A mon tour de me taire, de laisser place à mon silence, pour vous laisser découvrir cette puissance d’écriture, qui mérite une belle récompense, les honneurs d’un prix, qui serait ô combien justement attribué.
» Vicente allait vivre une autre horreur que celle, finalement brève, de Treblinka. L’horreur d’une vie coupable, d’une vie où la culpabilité le rongerait jour après jour, l’horreur d’avoir fui, d’avoir abandonné sa mère, l’horreur d’avoir manqué à sa destinée, l’horreur de n’avoir pas été là où il fallait – fût-ce, seulement pour mourir avec elle. »
https://littelecture.wordpress.com/2019/10/09/le-ghetto-interieur-de-santiago-h-amigorena/
Un beau roman, sincère, émouvant, qui se lit parfois les larmes aux yeux et le coeur serré. C'est une approche originale d'un sujet si souvent traité, et de mille façons, sujet toujours sensible et nécessaire pour ne pas oublier l'horreur. L'auteur ne perd pas son temps en descriptions inutiles, il va droit au but, s'attache aux sentiments les plus nobles, sonde la culpabilité et ouvre les portes de la réflexion. Avons-nous toujours le choix de nos destins ?
Non,ce n'est pas un énième livre sur la Shoah. Oui il est encore possible, après Levi, Wiesel, Kertesz ou Semprun d'écrire un grand roman sur ce thème en trouvant un angle romanesque original. En l'occurence, une histoire simple et terrible.
Vicente, juif polonais arrivé en Argentine en 1928, marié, trois enfants, marchand de meubles à Buenos Aires, reçoit à partir de 1940 des lettres alarmantes et désespérées de sa mère restée en Pologne, enfermée dans le ghetto de Varsovie, des lettres qui disent la promiscuité, faim, la terreur, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. de 1940 à 1945, tout son quotidien, toute son âme vont être ébranlés par les funestes nouvelles qui lui font comprendre petit à petit l'horreur de ce qu'il se passe en Europe, lui qui avait migré pour s'affranchir de sa mère, pour grandir, pour vivre sa vie, à une heure où personne, surtout pas la presse, n'a pris la mesure de la Shoah en temps réel.
L'onde de choc se diffracte, d'abord une mélancolie puis une culpabilité, une impuissance qui le dévorent et le rongent au point que c'est un ghetto intérieur qui s'ancre dans sa tête et l'isole des siens, il se réfugie dans le mutisme, le silence comme refuge, si le silence comme acte ultime de son désespoir : « le monde extérieur avait de nouveau cessé d'exister. Ses pensées s'étaient de nouveau perdues dans la grande plaine enneigée. Il ne sentait plus rien. Seules quelques gouttes d'acide tombaient régulièrement dans son ventre, creusant un sillon lancinant pour lui rappeler son malheur. »
Santiago Amigorena sait se faire pédagogue pour entremêler ce drame intime à des dates précises correspondant aux grandes décisions administratives nazies. de cette confrontation, naît une réflexion lancinante sur l'exil et l'identité : si loin de ses origines, de sa mère, à l'abri, que signifie être juif maintenant qu'il est confiné dans cette identité ?
« A partir de ce triste mois de mars 1941, Vicente allait éprouver une double haine de lui-même : il allait se détester parce qu'il s'était senti polonais et il allait se détester davantage encore parce qu'il avait voulu être allemand. Il allait éprouver une double haine de lui-même que jamais le fait de se sentir juif n'allait soulager. « Pourquoi jusqu'aujourd'hui j'ai été enfant, adulte, polonais, soldat, officier, étudiant, marié, père, argentin, vendeur de meubles, mais jamais juif ? Pourquoi je n'ai jamais été juif comme je le suis aujourd'hui – aujourd'hui où je ne suis plus que ça. » Comme tous les Juifs, Vicente avait pensé qu'il était beaucoup de choses jusqu'à ce que les nazis lui démontrent que ce qui le définissait était une seule chose : être juif. »
L'écriture de Santiago Amigorena a trouvé le parfait équilibre entre pudeur et émotion, elle module des passages d'une grande sobriété, presque chuchotés ; d'autres sont plus exaltés, s'épanouissant dans d'amples phrases multipliant les répétitions, sonores, faites pour être lues, criées ou chantées dans une mélopée spiralaire.
Le dernier quart du roman est absolument bouleversant jusqu'à un formidable épilogue où le « je » de l'auteur raconte comment il a reçu de son grand-père, Vicente donc, ce douloureux silence en héritage.
Un témoignage douloureux et poignant de l'auteur sur la triste période de la Shoah à travers la mémoire de son grand père Vicente, juif polonais qui vit en Argentine avec sa femme et ses enfants, mais dont la mère est restée en Pologne avec le reste de sa famille. Au fur et à mesure des nouvelles de plus en plus alarmantes, Vicente se sent coupable de n'être pas auprès des siens et tombe dans un mutisme qui peu à peu le détruit. Un titre particulièrement bien choisi, aussi fort que le récit lui-même, j'ai du mal à parler de roman tant le sujet est documenté et précis et peut être assimilé à un reportage. On ne peut pas sortir indemne de cette lecture.
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