C’est un livre terrifiant et séduisant, d’abord parce qu’il s’agit vraisemblablement d’une histoire vécue. Celle d’une petite fille devenue jeune femme, qui revient sur les années de sa relation avec un pédophile.
Dérangeant, troublant, le premier roman de Margaux Fragoso brouille les codes du bien et du mal, et crée un silence fasciné à sa sortie. L’histoire qu’elle raconte est la sienne, dit-elle. Comment mentir quand on décide de raconter l’histoire qu’on a entretenue avec un homme depuis l’âge de huit ans jusqu’à la mort de l’homme 14 ans plus tard ? Margaux Fragoso n’a pas écrit un témoignage, elle signe le grand livre d’une histoire d’amour pédophile.
Tout est ambivalent dans ce récit qui n’appelle jamais la compassion ou la victimisation. Issue d’une famille déglinguée, flanquée d’un père psychorigide obsédé par la réussite sociale et d’une mère psychiquement instable, Margaux se réfugie dans l’amitié qu’elle entretient avec Peter, une sorte de vieil adolescent à la cinquantaine séduisante. L’histoire est comme magique pour la petite fille, qui acceptera de commettre des choses qu’elle décrit comme « dégoûtantes » pour préserver un lien devenu pour elle essentiel. L’enfant grandit, son regard mûrit : le pervers montre ses versants sombres, bientôt ses failles, et sa fragilité dangereuse.
Margaux Fragoso n’omet rien dans cette relation, ni le scabreux, ni le broiement psychologique qu’entraîne le tête-à-tête malsain, mais elle s’y accroche, comme dans un combat où il faut dominer l’autre pour se regagner soi. Syndrome de Stockholm ou amour fangeux, on répugne à trancher, tant l’auteur bouleverse les idées qu’on a sur le sujet.
Comme une réponse à Nabokov où sa Lolita était reléguée au faire valoir de l’homme, Margaux Fragoso donne la parole à la petite fille subjuguée dans un roman aux qualités littéraires indéniables mais finalement secondaires : la rigueur de l’écriture est débordée par le témoignage où rayonne la force vitale d’une gamine comme une fleur poussée dans l’ordure, la rédemption inespérée d’une enfant perdue.
Karine Papillaud
Photo : Sara Essex ©