
Et si on découvrait le Michel Ange d’avant la Chapelle Sixtine, dans un roman plus proche du polar que du roman historique ?
Imaginez ce qu’est un homme de la Renaissance, bardé de l’arrogance d’un monde latin au firmament de sa créativité et de son histoire.
Imaginez un peintre sculpteur comme Michel qui, à moins de trente ans en ce début du XVIe siècle, est sûr de son talent au point de mépriser ce lourdaud de Vinci.
Jusqu’au jour où le sultan Bajazet l’invite à Constantinople pour dessiner un pont sur la Corne d’Or. Abandonnant la construction du tombeau du Pape Jules II, voilà Michel-Ange transformé en un Rica des lettres persanes de Montesquieu, qui découvre un monde oriental aux antipodes de son Italie.
Après Zone, un ambitieux roman-monde sur l’Europe écrit quasiment sans un point, Mathias Enard signe un texte radicalement différent, à la fois dans le thème et dans le style. Une plongée dans un morceau de la vie de Michel-Ange qui ne sera même pas le plus glorieux puisque le pont qu’il a dessiné sera anéanti par un tremblement de terre en 1509. Court mais dense, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants emprunte la voie d’un style souple et poétique, sans lyrisme mais tout en langueur pour mettre en scène un événement réel, complété par la fiction.
Insistant sur la sensualité retenue et complexe de Michel-Ange, il entraîne le lecteur dans une époque hautement politique, où les papes avaient encore un pouvoir redoutable sur les destinées géopolitiques du bassin méditerranéen et où braver leur volonté se payait très cher.
C’est aussi et surtout le clivage entre l’Orient des Turcs et l’Occident des Francs qu’Enard articule jusque dans les relations amoureuses du peintre. Une manière saisissante de donner miroir à une question qui dérange.
Karine Papillaud
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Enard, Actes Sud, 2010