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Conversation, à Pékin, autour d’un verre de whisky japonais, entre Vincent Hein et Nicolas Idier. Tous deux écrivent, travaillent à l’ambassade de France en Chine et s’apprécient. Alors à l’occasion de la sortie de La Ville Noire, ils se retrouvent ce soir dans un bar de Lucky Street, pour en causer un peu.
Vincent Hein : Qu’est-ce que c’est La Ville Noire ?
Nicolas Idier : C'est une sorte de zone post-mortem, où les Diables côtoient les Anges, où la piété fraternise avec la luxure. La Ville Noire correspond à ce que toutes les religions du monde ont inventé pour y jeter les Âmes dont elles ne savent que faire : le Purgatoire. La première fois que je me suis rendu à Tanger, j'ai eu cette sensation d'un lieu intermédiaire, à la fois paradisiaque et cauchemardesque.
Plus tard, je découvrais que de nombreux résidents étrangers de Tanger avaient eu la même expérience étrange : ne plus savoir de quel côté du miroir on se trouve. La Ville Noire, cette zone de purgatoire juste après la mort, où le choix est encore possible entre le Paradis et l'Enfer, ne pouvait être que cette ville qui a toujours hésité entre l'Afrique et l'Europe, entre la Méditerranée et l'Atlantique, entre la fierté (les Tangérois sont fiers) et la honte d'être une ville à l'identité indéfinie (ce qui la définit le mieux). D'autant plus que la ville conserve, encore aujourd'hui, ce burlesque très danse macabre, à la fois drôle et inquiétant, et que toute cette atmosphère a toujours été romanesque en diable.
Tu avais été remarqué pour ta direction d’un ouvrage collectif sur Shanghai – une ville extrêmement vivante s'il en est, aujourd'hui avec ce premier roman, j'ai eu le sentiment que pour toi, la solution de tout - nos constructions intimes, le bien, le mal, l'éternel conflit des religions, l'amour et même paradoxalement la mort... - résidait dans la mort.
Ce rapprochement est intéressant, je n'y aurais pas pensé : Shanghai sur la vie ; puis La Ville noire sur la mort. Pourquoi pas. J'ai écrit ces deux ouvrages à peu près en même temps. Le Shanghai est sorti un an avant La Ville noire, mais ils ont partagé le même temps d'écriture.
Concernant la mort, nous y sommes tous confrontés, sans cesse. La mort des proches, d'abord, qui nous pousse à la mélancolie, au désespoir, parfois à la colère. Puis, notre propre mort, qui est à l'œuvre depuis longtemps, et qui se manifeste par la succession de nos abandons, de nos renoncements, de nos compromissions, de nos fatigues difficiles à surmonter, de nos mesquineries, de notre absence croissante d'orgueil - remplacé par la vanité (une figure de la mort).
Or, ce n'est pas la mort qui est la solution à tout. La mort est un fait, qui ne résout rien. Face à cette réalité factuelle, chacun doit trouver une manière d'agir. Je pense que j'ai trouvé la mienne : l'écriture, et, dans une certaine manière, la lecture. Lire, écrire me paraissent deux augmentations du capital de vie. Ce qu'il y a de paradoxal, c'est que l'écriture et la lecture nous obligent à une forme de retrait momentané de la vie, à une distance qui est comparable à celle de la mort. Aussi, finalement, la solution est-elle : Il faut savoir mourir pour savoir vivre. Il faut être à l'aise avec la mort pour vivre vraiment.
Je crois que c'est Mozart, le génie du bonheur par excellence, qui avouait qu'il pensait à la mort au moins une fois par jour pour continuer à créer.
Pourtant, on sent le narrateur, libéré, soulagé.
Pierre, le narrateur, retrouve sa liberté à travers la mort. Le Baptême, en quelque sorte. Je cite le Catéchisme romain (du Concile de Trente, source sérieuse) : le baptême est fait pour " nous y faire contempler et imiter la Mort, la Sépulture et la Résurrection".
Il s'agit donc tout autant de mort que de résurrection. Normal que l'on soit soulagé de nos contraintes quand on meurt. En fait, La Ville noire est un livre religieux, puisque l'eau y occupe aussi une place symboliquement forte. Et là, encore : "Celui qui ne sera pas régénéré par l’eau et par l’Esprit, ne pourra pas entrer dans le Royaume de Dieu" (Jean, 3,5). Vois-tu, c'est un peu comme ce soir : si on ne boit pas du tout d'eau, on finira mal ! L'eau joue un rôle, les femmes aussi, comme toujours. La liberté, le narrateur la retrouve grâce à un personnage féminin qui ne passe pas inaperçu, Melinda (Philippe Sollers m'a du reste demandé de ses nouvelles, et il sait de quoi il parle).
J'insiste sur ce point : les femmes, la mort, tout cela est très déjà vu. La Ville noire ne reprend pas cette musique. La danse macabre (comme dans La Règle du Jeu, de Renoir), est en faveur de la vie, et rien d'autre.
Tu reprends un verre ?
Désolé, je ne bois jamais pendant le service…
Mon œil !
A moins qu'ils aient de la "Mort subite"... Non ? Continuons avec le whisky japonais alors. J'aime bien leurs glaçons ronds et la courtoisie des jolies serveuses.
Penses-tu que l'Enfer vaille le déplacement ?
Les filles y sont nettement plus belles qu'au Paradis, et, en cherchant bien, on peut y croiser des personnes plutôt intéressantes. La littérature c'est peut-être la même chose. On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, comme disait le père Gide. A quoi tu pourrais me répondre que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Et je rétorquerais : on a le droit de se contredire.
Quels sont tes auteurs, tes textes fondateurs ?
En exergue du roman, se trouvent les gardes armés : Dominique de Roux et William Burroughs. Voilà deux écrivains qui me semblent sérieux, de vrais durs, qui ont chacun une connaissance précise de l'Enfer. Je suis en train d'écrire un deuxième roman dans lequel Henry Miller est l'un des personnages, lui qui est l'auteur de cet ouvrage merveilleux Un Diable au Paradis. C'est un des grands écrivains du XXe siècle, de cette période formidable où se sont côtoyés dans le temps Alfred Döblin, Louis-Ferdinand Céline et d'autres. Céline, Döblin, Miller : ma Trinité. Voyage au bout de la nuit, Berlin Alexanderplatz, Tropique du Cancer : mes textes sacrés. J'ajouterais, pour compléter, une tendresse toute particulière pour Joseph Kessel et son Tous n'étaient pas des anges.
Encore un verre, et ce bar japonais va devenir comparable à L'Aquarium de Vladivostok, ce qui, pour un grand voyageur comme toi, cher Vincent, ne devrait pas être trop dépaysant !
Nicolas Idier est né en 1981. Il a dirigé l'ouvrage Shanghai en 2011 (collection Bouquins, Robert Laffont). Membre du comité de lecture de la revue "Nunc" (éditions de Corlevour). Il vit et travaille à Pékin.
Vincent Hein est né en 1970. Il est l’auteur d’A l’est des nuages (éditions Denoël, novembre 2009, éditions Arléa, avril 2011). Il vit à Pékin depuis 2004.
La ville noire, Nicolas Idier, ed. de Corlevour, (2011)