
Depuis ce début janvier 2013, un roman étranger traverse la rentrée littéraire à contre-courant. Shalom Auslander est l’auteur de L’Espoir, cette tragédie (Belfond), un roman tragi-comique qui raconte les péripéties quotidiennes d’un père de famille pressurisé au cœur de l’Amérique profonde. S’il se débat avec la question de l’espoir, la découverte d’une squatteuse très inattendue dans les combles de sa maison va bouleverser dramatiquement le cours de sa vie.
L’auteur de La Lamentation du prépuce y continue sa quête de parole vraie, en dépit des critiques ou des admirations qu’il suscite. « C’est un roman qui secoue énormément, analyse Françoise Triffaux, son éditrice en France. Son sujet, explosif, malmène la « bien-pensance » qui est un courant de pensée plus sclérosant et terrorisant que ce qu’on peut habituellement dénoncer ».
- Vous publiez un roman étrange et hardi, L’Espoir, cette tragédie (Belfond), qui raconte comment Anne Frank a échappé à la Shoah pour se réfugier dans les combles d’une maison d’un petit patelin américain. Pourquoi ressuscitez-vous Anne Frank ?
Pour être honnête, Anne Frank est un peu un accident. Je tenais le personnage principal, Salomon Kugel, qui est, malheureusement, un optimiste. Ce qui en fait quelqu’un de très stressé. Cet homme espère le meilleur, en particulier pour son fils, ignorant complètement les leçons de l'histoire (qui est, prosaïquement, que nous allons tous mourir). Je voulais qu'il ait à faire face au caractère le plus déprimant de l'histoire – qu’incarne pour moi Anne Frank.
- La mère de votre héros, Sol, est juive mais en tant qu’Américaine, elle n’a pas été concernée par la Shoah. Elle semble le regretter, ce qui surprend le lecteur et l’amuse aussi. Est-ce un roman inspiré de faits qui vous sont proches ?
J'ai été élevé par des gens qui ne parlaient jamais de l'Holocauste, et qui semblaient admirer la souffrance. Pour eux, la souffrance était la chose la plus glorieuse et noble qui puisse arriver à quelqu’un. J'ai toujours imaginé que ma mère aurait été une femme beaucoup plus heureuse si elle avait passé un mois ou deux à Auschwitz. Paradoxalement, cela aurait pu lui faire du bien de côtoyer le mal un moment.
- La situation de votre héros semble inextricable, entre une mère délirante, une squatteuse dans ses combles et une femme « normale ». Selon vous, qu’est-ce qui est à l’origine de son enfer personnel ?
Encore une fois, l'idée originale de ce roman n'a rien à voir avec Anne Frank, mais plutôt avec le fait de savoir si l'espoir est une bonne ou une mauvaise chose. Et si l’espoir ne contribuait qu’à aggraver les situations ? Le Professeur Jove, dans le roman, déclare que Hitler était un optimiste, et c'est sans doute vrai - il pensait faire du monde un endroit meilleur. Si Hitler avait été un pessimiste et s’était simplement dit : "Oh, et puis tant pis, quel que soit le nombre de gens que je vais tuer, ça ne changera jamais rien et les choses n’iront pas mieux ensuite, alors laissons quelqu'un d'autre envahir la Pologne », peut-être les choses auraient-elles pu tourner différemment.
- Comment arrivez-vous à faire rire avec un thème aussi sérieux ?
C’est justement ce genre de sujet qui en a le plus besoin. Je crois fermement que la vie est trop grave pour être prise au sérieux.
- Vous attendez-vous à une réception particulière de votre livre dans un pays européen concerné par l’Holocauste ?
La plupart des gens qui ont lu le livre l’ont aimé, et ce, quel que soit le pays. Ceux qui ne l’ont pas lu l'ont détesté, ont voulu le brûler, et me pendre. C’est ainsi.
- Considérez-vous que le devoir de mémoire est mortifère ?
Je pense que cette question mérite d’être posée, ainsi que les deux héros Anne et Kugel le font dans le roman. On nous répète comme un mantra qu’il ne faut pas oublier, qu’il y a un devoir de mémoire ; mais est-ce la bonne attitude ? Est-ce qu’on apprend réellement du passé pour ensuite faire différemment quand les choses se reproduisent ? Peut-être que l’oubli serait préférable. Voyez-vous, j’habite dans un pays qui a juré de ne jamais oublier le 11 septembre 2001. En conséquence, ce pays est engagé dans deux guerres, il a fait faillite et je dois retirer mes chaussures à chaque fois que je prends l’avion. Je vous laisse juge.
- Vous-même êtes fils d’une famille juive orthodoxe. Avez-vous voulu dire des choses à votre famille avec ce texte ?
Pas particulièrement. Nous nous sommes éloignés les uns des autres depuis des années, et cet arrangement fonctionne à merveille.
- Vous faites dire à Pinkus que l’homme ne veut pas être heureux, qu’il en est génétiquement incapable. Le croyez-vous vous-même ?
C’est une chose qui me préoccupe, sûrement, oui. Ces derniers temps, il semble que le pire péché, le péché le plus impardonnable soit le bonheur.
- L’Espoir, cette tragédie est un livre métaphysiquement très sombre…
En fait, j’ai juste écrit quelque chose qui m'a fait rire. Tout le reste – les interviews, l'analyse, l'histoire - c'est des conneries.
- Sol est obsédé par « la dernière phrase » de l’épitaphe. Quelle serait celle que vous trouveriez pour lui ?
« Damn ».
Propos recueillis par Karine Papillaud
L'Espoir, cette tragédie, Shalom Auslander, Belfond, (2013)