Après avoir fouaillé les mystères de la guerre dans Les Âmes grises et Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel pénètre les arcanes de l’entreprise dans un roman terrifiant et cauchemardesque.
Car ça commence comme un cauchemar, un épisode du Prisonnier en plus radical. Un homme, décrit comme « de petite taille, un peu rond, aux cheveux rares (…), sitôt vu, sitôt oublié » est envoyé dans une entreprise pour enquêter sur une vague de suicides qui l’afflige depuis quelques mois. Ca ressemble à un roman social, et pourtant : jamais l’Enquêteur ne verra un responsable dans une entreprise où l’absurde règne et corrompt la population entière.
Dans cette ville étrange où un train pourtant ordinaire le conduit, l’Enquêteur tente de trouver ses repères, mais sa chambre d’hôtel, la 14, se situe au neuvième étage, son petit-déjeuner, qui lui coûte affreusement cher, ne consiste qu’en un horrible petit café et deux biscottes sèches, et le Policier a son bureau dans un placard à balais. Et ce n’est que le début d’un séjour délirant.
Tout le monde semble le mépriser, en particulier quand il tente de traverser une rue : dans cette ville-là, on ne traverse pas la rue. Rien ne s’arrange une fois dans l’Entreprise, que Boulgakov n’aurait pas mieux décrite, un organisme vivant et malfaisant qui génère l’absurde comme elle broie les hommes : la ligne verte que tout visiteur doit suivre pour trouver son chemin ne mène-t-elle pas à un mur de parpaings aveugle ?
Impossible de rassurer le lecteur, il n’y aura pas d’échappatoire pour ce modeste employé de bureau.
On retrouve l’ambiance menaçante et la « patte » de l’écrivain dans un texte un peu moins fort que Le Rapport Brodeck, sans doute en raison d’une fin impossible à donner à ce roman. Reste que l’ambiance étouffante qui rappelle Malevil de Robert Merle, pénètre le lecteur qui ne peut lâcher ce texte étrange, à l’absurdité sans limites.
Philippe Claudel a jusqu’à maintenant décliné le motif de la guerre dans ses romans, L’Enquête marque une variante dans cette même obsession. Le travail, qui fut longtemps une valeur, le vecteur du nécessaire épanouissement, incarne pour Claudel le lieu de la déshumanisation absolue. Et peut être le stade ultime de la torture inventée par l’homme pour l’homme.
KP
L’enquête, Philippe Claudel, (Stock), 2010