Un premier roman s’empare d’une période méconnue de l’histoire européenne. Le Monde libre de David Bezmozgis (Belfond) disperse quelques idées préconçues sur un régime, celui de l’URSS des années 70, et d’un peuple, les Juifs de la diaspora.
«
Si je ne devais écrire qu’un seul livre, ce serait celui-là », explique
David Bezmozgis au sujet de son premier roman,
Le Monde libre (Belfond). Il lui aura fallu sept ans pour accumuler la documentation, compulser des livres et écrire cette histoire de 400 pages. «
Au terme de mes recherches, je me suis auto-attribué une thèse en histoire soviétique », plaisante-t-il. Le Monde libre raconte l’exil d’une famille juive de Lettonie en 1978, au moment où Brejnev entr’ouvre le rideau de fer. Des milliers de juifs se sont engouffrés, à l’instar des personnages de Bezmozgis, pour essayer de gagner l’Amérique du Nord.
L’histoire est inspirée de la vie de l’auteur, né à Riga en 1973, mais les héros du livre ont gagné leur vie propre, détachée de celle des personnes réelles, famille ou entourage de l’auteur. Samuil et Emma sont de vieux époux qui se retrouvent donc en transit à Rome avec leurs deux fils Karl et Alec, leurs compagnes Rosa et Polina et les deux enfants de Karl. Si Emma, Rosa et les enfants se jettent à corps perdu dans la religion, incités par des associations sionistes salvatrices et très dynamiques, Samuil quant à lui, se trouve confronté à un vrai problème de conscience : faut-il abjurer son engagement dans le Parti communiste pour obtenir les visas des autorités américaines ou rester fidèle à ses engagements ? Pour le vieil homme, « la question n’est pas le support de ce qu’on écrit. L’apostasie reste l’apostasie. On écrit toujours entre soi et son âme ». Alors il persiste à s’afficher communiste et le séjour de sa famille se prolonge. La vie continue : quand Alec reste désespérément incapable d’engagement et obnubilé par les jupons des femmes, son frère Karl tombe rapidement dans des magouilles lucratives. Ils fréquentent Lyova, un Juif parti d’Israël et écoeuré par les guerres de son peuple, qui souhaite gagner un monde plus équitable « sans parades militaires ». Pour lui ce seront les Etats-Unis. Polina, seule non-juive de l’histoire, au passé douloureux, livre son mystère à travers les lettres qu’elle envoie à sa sœur restée au pays.
Le Monde libre est un livre puissant dont la force narrative ne laisse pas le lecteur indemne. Il faut savoir dépasser une impression d’aridité, au début du livre, corollaire à l’ampleur et à la singularité du roman. Car il s’agit plutôt de trois romans tressés en un, autour de Samuil, Alec et Polina, comme si Laurence Durrell avait rassemblé les voix de son quatuor d’Alexandrie en un seul. Un tour de force accompli par un auteur qu’on ne connaissait qu’à travers un recueil de nouvelles, Natasha, plein d’humour et plus primesautier. Avec Le Monde libre, David Bezmozgis s’est attaché à dire le vrai par la fiction, et dissipe les idées préconçues qui circulent sur une période, sur un peuple et sur un régime politique. Il fait, en quelque sorte, œuvre de témoignage historique.
Karine Papillaud