
Née d’un accouchement dantesque, presque biblique (« sa naissance avait décidé de tout », peut-on lire !), dans la « Vallée de la solitude » picarde, Franceska, le personnage principal, assistante d’un maître du spiritisme, se découvre un don : pouvoir recréer tous les sons de la nature. De quoi fasciner Emmanuel Sinclair, scientifique suisse ayant importé des Etats-Unis l’un des premiers exemplaires du « paléographe » de Thomas Edison, le premier enregistreur sonore de l’histoire. Les deux s’éveillent au monde et à la nature, sans se rendre compte de leur remise en cause de l’ordre établi, celui de l’Eglise. Voilà l’argument, exotique, de la Musique des illusions, de Jean-Marc Moura.
Un romancier rare : il ne présente ici que son troisième ouvrage depuis Une Légende de Bangkok, paru en 1986. Mais à chaque fois, ou presque, il sait attirer l’attention du Prix Renaudot, La Musique des illusions figurant d’ailleurs comme un prétendant sérieux aux côtés du livre-polémique En finir avec Eddy Bellegueule ou des derniers romans de Milan Kundera et de Catherine Millet.
Si sa production d’œuvres de fiction reste modeste, c’est que ce professeur de littératures comparées à l’université de Nanterre se consacre principalement à ses recherches – son dernier essai en date : Le Sens littéraire de l’humour (2010). Conséquence : comme un autre professeur émérite doué pour le roman, Hédi Kaddour, auteur de Waltenberg (prix Goncourt du premier roman en 2006), Jean-Marc Moura tient l’écriture et la littérature en haute estime, faisant fi de toute mode.
L’action de La Musique des illusions se déroule en Picardie, autour de Laon : géographie moyennement engageante, dans une période tout aussi peu fantasmée aujourd’hui, la fin du XIXe siècle, en plein retournement des valeurs religieuses sous le coup de la révolution industrielle. Mais sous les dehors a priori austères de son roman, l’auteur séduit par sa langue élégante et classique, aussi bien dans les descriptions (Franceska imitant « le trille un peu collant des passereaux et l’écho mordoré des coucous ») que dans cette forme d’humour étonnante, discrète, qu’il distille tout au long de son roman.
Il n’y a qu’à voir les réactions sceptiques que suscite l’introduction du paléographe. Quand Emmanuel Sinclair, le scientifique nietzschéen, déclare pouvoir « enregistrer la musique », il se voit répondre d’un cinglant : « Mais il n’y a que les notaires qui enregistrent »... Le message de l’écrivain-chercheur, lui, est bien noté.
Photo : Sandrine Expilly