
Trente ans après leur ouvrage « L’Invention de la France » (éd. Gallimard), les démographes Emmanuel Todd et Hervé Le Bras dressent à nouveau le portrait de la société française dans « Le Mystère français ».
En s’appuyant sur des données statistiques à l’échelle communale et départementale, ils y démontrent la persistance et la reconfiguration des anciennes lignes de partage sociales et territoriales. Avec un constat : « Tout ne va pas si mal », surtout pour les régions périphériques.
Dans « Le Mystère français », vous démontrez à partir de plusieurs indicateurs positifs que la société française ne se porte « pas si mal ». N’y a-t-il pas un paradoxe avec la perception globale actuelle qui se révèle, elle, plutôt pessimiste ?
A vrai dire, c’est cette dimension optimiste du livre qui a été la plus relevée par les critiques. Pourtant, nous traitons également avec Hervé Le Bras de ce qui ne va pas, de la désindustrialisation ou du chômage, par exemple. Accolées les unes aux autres, les cartes de la répartition de l’industrie en 1968 et 2008 sont même absolument terrifiantes. Mais cela, il faut croire que le système d'information global y est trop habitué pour le relever. Il n’empêche, nous avons relevé de profonds changements dans les mœurs. La France dispose ainsi du niveau éducatif le plus élevé de son histoire. De même, les taux de suicide ou d’homicide sont en baisse, alors que le système médiatique a tendance à nous faire croire l'inverse.
Depuis trente ans, comment les grandes lignes de fractures territoriales ont-elles évolué ?
Quand nous avons écrit « L’Invention de la France », nous avions démontré la grande diversité territoriale de l’Hexagone. Nous pensions à l’époque que ces divisions internes allaient s’estomper avec le temps. C’est ce qui nous a le plus surpris aujourd’hui : la modernité n’a pas nivelé le territoire, au contraire, elle semble s’appuyer sur des caractéristiques traditionnelles. Dans les périphéries que sont l’Ouest, la région Rhône-Alpes, la Lorraine… on découvre les plus forts taux de réussite au bac, la plus grosse proportion d’études supérieures et, parallèlement, des taux de chômage plus faibles. Dans ces régions où le catholicisme était traditionnellement plus présent que dans le « cœur laïc » de la France, qui irait de Laon à Bordeaux, la religion semble métaphysiquement morte, mais socialement vivante (notamment via une tradition de coopération mutuelle plus forte) : c’est ce que nous appelons le « catholicisme zombie », dont on mesure toujours les effets aujourd’hui.
Comment réduire ces disparités économiques et sociales ?
Le charme et le génie de la France résident dans leur diversité : le pays ne fonctionne bien qu’avec un Etat qui organise cette complémentarité. Mais les décennies d’ultralibéralisme posent problème. Si le reflux de l’Etat dans des pays plus homogènes se fait moins ressentir qu’ici, la décentralisation a fichu en l’air la cohérence politique du pays. S’il y avait une prescription essentielle à faire, ce serait de retrouver une centralisation intelligente et consciente que la France n’est pas homogène.
Le Mystère français, Emmanuel Todd, Hervé Le Bras, éd. Le Seuil.
Todd-Lebras © Hermance Triay