
A l’occasion de la sortie de son nouveau roman, Faites les valises, les enfants, demain on part en Amérique (ed. Le Passage), Valérie Tordjman confie ses petits secrets d’auteur et évoque largement son processus de création pour cet opus joyeux, bourré de réminiscences.
-Faites vos valises, les enfants, demain on part en Amérique ! est un roman assez différent de vos précédents textes. Comment vous viennent les livres et comment celui-ci s’est imposé à vous ?
C’est vrai qu’ils s’imposent les livres, qu’il faut les laisser venir, être en friche la plupart du temps et quand ça vient, c’est une jubilation. J’avais très envie de parler de ces photographes indiens découverts à Photoquai, la biennale des images du monde, j’ai longtemps tourné autour et puis un beau jour Lou, Rick et Phil sont entrés dans la ronde, le pouvoir d’une fratrie, c’est quelque chose !
Pourquoi le western ? Parce que les Indiens et les cow-boys ! Qu’est-ce que nous raconte Adrian Stimson, l’Indien photographe du XXIe siècle à travers sa parodie de Buffalo Bill ? Et c’est quoi l’Amérique des Peaux-rouges celle d’avant la tribu des Blancs ? Parce qu’ il y a la bande-son lancinante de l’harmonica dans Il était une fois dans l’Ouest, il y a la chanson « Ho Django ! after the shower is the sun... » dans Django le film de Tarentino, une reprise déjantée d’un cinéma qu’on croyait ringard !
-Le rêve américain a-t-il été important dans votre propre parcours ?
Pour nos parents sortis de la guerre et entrées dans les Trente Glorieuses oui !
Nous, nous sommes les enfants des sixties et seventies – juste avant le premier choc pétrolier – élevés à la pub, au chewing-gum, au beurre de cacahuètes, aux comics, aux gadgets, au premier homme qui a marché sur la lune, à Jo Dassin chantant « L’Amérique... L’Amérique... »
-Est-ce un livre sur la perte, les illusions, ou sur la perte des illusions ?
L’illusion de la perte aussi ! Parce que c’est avant tout un livre sur le dessillement du regard et comme dit la chanson : « Ho Django ! Après la pluie, le beau temps...
Un livre sur l’autonomie : « être autochtone de soi-même ». Comme un arbre : un arbre, c’est autant de racines que de feuillage. Le père est un tumbleweed, vous savez ces pelotes de racines aériennes qui se détachent au vent, s’enroulent sur elles-mêmes et traversent les westerns... Alors pourquoi ne pas accepter que leur père rêve ? Après tout, c’est sa vie... c’était juste son rêve à lui. Et eux, c’est eux. Alors respect. Ces trois mômes, ils n’ont pas de revanche à prendre, de comptes à régler, de faute à racheter. Ils sont indépendants, complices. Arrivés à l’âge adulte – l’âge que leur père avait quand il leur parlait de l’Amérique, les emmenait au ciné voir des westerns ou jouer aux cow-boys et aux Indiens à la Mer de sable – ils continuent de jouer et ils s’éclatent.
-Selon vous, le rêve aide-t-il à vivre et est-il un moteur pour vos personnages ?
On peut toujours rêver ! Si le rêve est le moteur du père, pour Rick, Phil et Lou, le moteur, c’est l’acceptation de la différence de l’autre, envers le père, au sein du trio, au cœur de l’histoire des Indiens et des cow-boys...
-Vous jetez la lumière sur un épisode passablement oublié en Europe, l’occupation de l’île d’Alcatraz par les communautés indiennes…
Un grand moment immortalisé en noir et blanc et en couleur dans Paris-Match – « le poids des mots et le choc des photos » – , par l’engagement de Jane Fonda et Marlon Brando, aussi par l’auto-exploitation médiatique des communautés travesties en Indiens made in Hollywood... et puis il y a en parallèle de l’île d’Alcatraz, celle de Manhattan achetée aux Indiens contre une poignées de verroterie et qui est le berceau de la colonisation de l’Amérique. Du sit-in haut en couleurs à l’expulsion musclée, c’est avec la question politique, économique du droit au sol un raccourci de l’histoire indienne.
-C’est un roman qui parle du passage de l’enfance à l’âge adulte. Que devient l’insouciance dans cette transformation, et qu’en avez-vous fait pour vos personnages ?
Avec les Indiens, l’insouciance est le grand sujet de cette aventure, sauf que l’insouciance dès qu’on sait que le mot existe, elle n’existe déjà plus. L’insouciance, c’est peut-être de ne pas savoir qu’un tel mot puisse exister. Alors pour Lou, Rick et Phil, c’est tout vu, ils ne sont pas dans la nostalgie, iIs créent des bulles d’insouciance en créant des univers, tous les trois sont des artistes : inventeur, photographe, performer.
-Il émane du texte une chaleur, comme une foi inextinguible dans la vie qui rend le texte lumineux. Pourtant, vous évoquez des thèmes profonds, graves, comme, par exemple, la perte d’un proche…
Oui, c’est une histoire à fond la caisse, dans tous les sens du terme. Ca commence à l’arrière d’une DS et ça finit dans la mythique caravane airstream en aluminium riveté au festival de Burning Man, entre les deux, il y a un enterrement. Un texte acidulé avec de la tendresse. Cette génération des années 60 a l’âge où on commence à enterrer ses parents mais c’est l’autre qui disparaît, pas vous, et c’est bien la force de cette fratrie que d’avoir compris la violence d’une telle évidence. Voilà pourquoi la question de l’insouciance se pose.
-La photographie, comme dans le reste de votre œuvre, est présente dans cet ouvrage. Quelle fonction occupe-t-elle pour vous dans la littérature ?
Elle reste un émerveillement, même si on en connaît les ressorts mécaniques et chimiques. C’est un formidable médium, une surface inframince d’une grande profondeur – daguerréotype, pellicule en celluloïd, tirages papier, peu importe ! Et puis il y a cet incroyable vocabulaire de la photographie proche de l’analyse : cadrage, mise au point, impression, latence, fixation, révélation... C’est la magie de l’image et ces petits grains de réalité coagulés sont une mine pour l’écriture.
-On y retrouve le rythme particulier de vos phrases : quel est le tempo narratif du bonheur selon vous ?
Le texte a sa propre sonorité, pour « Faites vos valises les enfants ...», c’est une résonnance en « i » : l’Indianity, Orly, le commodore Perry, la Manifest Destiny, Daktari, Black Rock City ... Mais là encore, tout comme les personnages s’imposent, le texte développe une indépendance très organique. Même si j’écris court et que c’est une course, souvent une apnée, le tempo narratif du bonheur, c’est la jubilation à jouir d’une histoire et d’écarquiller les yeux devant ce qui s’écrit, c’est rire avec ses personnages, sourire et ne pas capituler, jamais, face au chagrin. Ne pas renoncer à la crudité ou à la poésie, à la force et à la délicatesse. C’est être en vie dans la vraie vie de la fiction.
Propos recueillis par Karine Papillaud
Faites vos valises, les enfants, demain on part en Amérique !, Valérie Todjman, Le Passage, (2013)