
Excursions dans la zone intérieure (Actes Sud) est le nouveau livre de Paul Auster, point sans doute final à un diptyque entamé avec Chronique d’hiver en 2013. Envoûtante, la démarche est celle d’une forme d’autobiographie par la construction de l’imaginaire, quand Chronique d’Hiver racontait l’histoire d’une vie par le corps : L’enfance poussée dans l’après-guerre américain, la rencontre extravagante et têtue avec l’antisémitisme, l’examen quasiment scène par scène des quelques films qui ont marqué l’univers d’un écrivain qui ne l’est pas encore. On y découvre l’itinéraire d’un auteur profondément et précocement influencé par la fiction.
La zone intérieure de Paul Auster n’est pas seulement le monde des souvenirs, dans un texte qui s’attache à toutes les formes de fiction personnelle : le souvenir d’enfance, la correspondance, la fiction édificatrice léguée à l’adolescence par des films ou des livres. Toutes sont des recréations, l’auteur n’est pas dupe et le lecteur finira lui aussi par comprendre qu’un homme qui se souvient est aussi un homme qui invente. Il y a d’abord le souvenir d’enfance, tutoyé avec la fraternité de la deuxième personne du singulier, celle d’un double qui a soixante années de plus. L’histoire ne commence pas à la naissance ou aux premiers pas, mais à l’âge où il semble que la mémoire ne soit pas influencée par la mythologie du récit familial. L’enfant grandit à travers la fiction, des films majeurs qui l’ont construit, des livres clefs qui éveilleront l’écrivain en jachère : le lecteur en est persuadé puisqu’il connaît les quarante prochaines années par la bibliographie de l’auteur.
Poe, Stevenson, sa passion pour le génial et odieux Edison, L’Homme qui rétrécit de Jack Arnold en 1957 (l’auteur a 10 ans), et le terrible Je suis un évadé de Mervyn LeRoy, sorti en 1932 mais, découvert au lycée vers 16 ans, qui incarne le « nouveau tremblement de terre cinématographique de ta vie, le nouveau film qui a fait explosion en toi et modifié la composition de ton monde intérieur ».
Au moment où l’auteur aborde les années autour de la vingtaine, celles qui précèdent et commencent à accompagner son travail de poète et de romancier, il reçoit inopinément des nouvelles de son ex-femme, l’écrivain Lydia Davis, qui lui adresse les lettres du début de leur relation. Lettres intimes, d’épanchement, mais aussi, peut-être, de mise en scène de soi dans le nécessaire mensonge amoureux. Elles redessinent un jeune homme qu’il n’est plus, un créateur qu’il n’est pas encore, un homme qu’il n’a peut-être jamais été complètement mais qui profile un amoureux, cet amoureux-là précisément.
A chaque fois, le lecteur est l’interlocuteur biaisé : quand Auster s’adresse à l’enfant qu’il était, quand sa correspondance retrouvée invoque la femme aimée, quand il entraîne le lecteur à relire le film L’Homme qui rétrécit ou Je suis un évadé dans le cinéma intérieur de son crâne. Est-ce une vie qu’on nous raconte ou les prolégomènes de la création ? Le fil du récit qui s’achève dans un cahier photos apporte quelque chose comme une réponse. Quelque chose qui ressemble à un roman-feuilleton, la fiction qui recrée le monde intérieur d’un homme, la façon dont Paul Auster nous parle de lui depuis plus de trente livres.
Karine Papillaud
Portrait © Lotte Hansen
... et il le fait avec tant de délicatesse et de talent.