
Peut être qu’il s’agit d’une histoire de la jeunesse italienne de la fin des années 70, mais peut être est-ce celle d’aujourd’hui aussi ou celle d’il y a 50 ans : il ne faut pas se fier à l’auteur, Alessandro Baricco, qui subjugue le lecteur dans la valse lancinante de son nouveau roman, Emmaüs (Gallimard).
Une bande de copains à peine sortis de l’adolescence, élevés droit dans les bottes de la religion, croise l’incarnation de la Tentation en la personne d’une de leur camarade de lycée. Le voilà le petit caillou autour duquel va se mailler le roman. La lisse machine à bien faire se grippe, celle qui formate les enfants comme le prolongement des désirs et des ambitions de leurs parents. La transgressive Andre offre son corps aux hommes, mais ne leur prête aucun regard. Andre danse la vie, vénéneuse, mutique et désespérée à la fois. On chuchote qu’elle se serait jetée d’un pont, quelques années auparavant ; le monde n’est peut-être pas aussi propret que l’éducation de ces jeunes gens laisse penser. Ni aussi terrible qu’ils le fantasmeront bientôt.
L’ histoire commence douillettement dans le monde protégé d’une jeunesse certes désillusionnée, mais docile et sûre d’elle même : « Nous avons 18 ans et nous sommes tout », annonce le narrateur à un vieillard sans aucune effronterie. L’inquiétude qui nimbe le texte dès son début en pénètre doucement la trame. Le roman progresse, les ombres se creusent et les adolescents voient leurs douces valeurs se disloquer. Il y a quelque chose d’Auprès de moi toujours, de Kazuo Ishiguro et de Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides dans l’ambiance de danger retenu de cet univers clos sur lui-même.
Emmaüs est aussi la zone de frottement entre deux sociétés : une classe aristocratique ou grande bourgeoise qui peut tout se permettre, y compris le scandale et le mauvais goût, et la caste des laborieux et dignes petits-bourgeois. Ceux de « la haute » sont singuliers, Andre en tête. Les petits-bourgeois se noient au pluriel dans une masse qui annule les individus. En témoigne le troublant « nous » de narration qui incarne la tribu adolescente encore soudée au début du livre. Il y a aussi deux mondes, celui des adultes et celui des enfants, ils ne se mélangent pas et ne se comprennent pas non plus.
Vieille histoire que celle de la fascination des corps que Baricco dépoussière dans une langue pressée et solennelle à la fois qui retient le destin en suspens, la caresse brûlante qui ne se donnera pas. C’est happé qu’on se prend à dévorer les 135 pages d’un texte profond, servi par la tendre et amère petite musique du style.
Karine Papillaud