
Ederlezi (Gallimard) est son quatrième livre écrit en français. Velibor Colic, écrivain né en Bosnie qu’il a dû fuir après avoir été interné dans un camp en 1992, a choisi la littérature comme patrie. Ca lui réussit plutôt bien.
Azlan est trop blond pour être tzigane et trop basané pour être un gadjo. Il mène un orchestre tzigane pendant… un siècle. Trois époques qui traversent l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, du communisme et de la guerre des Balkans, pour échouer en France à Calais, dans « la jungle », ce no man’s land des immigrés en espoir de vie meilleure. Ecrit comme ça, on se demande à quelle sauce mal tournée l’écrivain compte nous faire avaler son livre.
C’est sans compter le talent de narrateur de Colic, capable d’embarquer le lecteur dans une histoire apparemment folle mais incroyablement maîtrisée, qui plonge au cœur de l’âme tzigane. Pas de discours ni d’angélisme : Colic connaît bien ce peuple et c’est la question de l’identité qu’il met en scène avec bienveillance et vigilance dans son livre. Etranger à tous, stigmatisé par tous les peuples qu’il côtoie, le peuple tzigane incarne sans doute l’altérité radicale, celle avec laquelle l’humanité a tant de mal à composer.
L’histoire d’Ederlezi prend naissance à Strehaïa, le village aux trois noms situé en Bosnie. Village tzigane, il ne compte aucun lieu de culte, ni aucun cimetière. Le sacré se vit comme la langue, dans les chansons. La mort, peut-être, y est une option, un détail en tout cas. Azlan, la principale figure du livre mourra trois fois et reviendra à chaque fois, tel un lama bouddhiste repéré à ses stigmates, pour continuer l’histoire de l’orchestre dans une éternité étourdissante.
« Comédie pessimiste » dit le sous-titre du livre. Car forcément la beauté y est tragique. Mais Ederlezi est d’abord une merveilleuse poésie en prose, écrite au rythme de Coltrane selon les propres aveux de l’auteur, une plongée dans une humanité échevelée, chaleureuse et imparfaite, dure mais joyeuse. Jamais le texte n’aurait pris envol et puissance sans une construction narrative aussi élaborée dont heureusement l’auteur nous épargne les secrets et les douleurs.
Karine Papillaud