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Conversation entre Vincent Hein et Patrick Boman, écrivains-voyageurs

A propos de l'Inde...

Conversation entre Vincent Hein et Patrick Boman, écrivains-voyageurs

Patrick Boman y a vécu et livre ses impressions à Vincent Hein qui, lui, vit en Chine.

Entre banissement des clichés et réalités du quotidien, c'est une vision actuelle et humaniste à propos d'un pays complexe et foisonnant.

 

 

 

 

 

Tu dis que pour toi : "Toujours l'Inde fut fantasmée, avant d'être vécue [...]" 
Au risque de me répéter, parce que je l’ai déjà raconté je ne sais plus où, cette attirance remonte à l’enfance, aux Simples Contes des collines, de Kipling, dans l’édition Nelson, reliée en toile jaunasse, qui fut la lecture de déclenchement et qui se trouvait avec quelques autres bouquins dans un meuble breton, ou plutôt bretonnant, chez mes grands-parents maternels, dans la Marne. Ce meuble noir, si noir à mes yeux de garçonnet, recéla d’emblée tous les mystères de l’Inde, ses obscurités et ses fulgurances.

Rejoins-tu Nicolas Bouvier lorsqu'il écrit que  "c'est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et  treize ans, qui donne ainsi l'envie de tout planter là " ? D'où te vient ce besoin constant de voyages ? De les vivre et de les dire ?
J’ai énormément réfléchi à cette phrase, devenue une des citations "incontournables", une de plus, d’Old Nick. (Parenthèse : je ne l’ai pas très bien connu, assez tout de même pour flairer que lui, souvent insatisfait, assez flippé, d’humeur sombre, n’aurait sans doute pas aimé se voir transformer en sage oriental, voire en gourou dans le pire des cas.) Donc, tapis et atlas d’une enfance bourgeoise, comme la mienne. Car je ne sais si la  "contemplation silencieuse du planisphère du  calendrier des Postes, à plat ventre sur le carrelage glacé de la cuisine"  aurait eu le même résultat... Donc, oui, je le rejoins – pour moi l’incroyable Mort de Sardanapale, de Delacroix, contemplée pendant des heures dans le Petit Larousse, fut une des origines d’un fort attrait pour l’Orient – et je le relativise.

D’où vient le besoin des voyages ? Je ne sais. On parle d’un "virus des voyages" justement parce qu’on ne sait pas. Les vivre, au départ c’est surtout physique, la grande joie d’être dans un bus, en plein désert, la nuit, ou sur un navire quand ça secoue, ou sous la pluie "quelque part loin". Les dire ? Pour ne pas oublier, simplement.

Et puis, c'est affreux mais il faut l'avouer : cet amour du voyage décline un peu avec l'âge, avec le temps qui passe. Pas tant que cela mais un peu tout de même. C'est comme le reste...

Ton premier voyage en Inde tu l'as fait en 1968, ahuri, malade, sans un sou... 
Honte à moi, mais permets-moi de citer les premières lignes de Trébizonde en hiver : "Il devint séant, à la fin des années soixante, de jeter sa gourme en délaissant Pornichet pour l’Hindoustan par voie de terre.". Qu’ajouter ?

Tu y retournes en 1981. Tu y restes pratiquement un an. Tu l'appelles d'ailleurs ton voyage "illuminateur"…
Le voyage de 1981 trouve place à un tournant, à une période assez flottante de mon existence, et c’est presque par hasard que je prends un billet pour Bombay. Mais dès que la porte de l’avion s’est ouverte et que j’ai senti la toujours célèbre odeur de l’Inde, les larmes me sont montées aux yeux, j’aurais pu me jeter sur le sol et baiser la terre sacrée, j’étais enfin de retour "chez moi ". Des passagers du même avion se sont sentis patraques dès l’arrivée, en passant la douane ils ont eu un malaise, on a appelé une ambulance, j’imagine que le lendemain ils étaient rapatriés. L’Inde ne convient pas à tout le monde. Ce qui d’ailleurs rend un peu frimeurs les "vieux Indiens" ! 

Tu écris "de retour chez moi". Quels liens as-tu tissés avec ce pays ? Sont-ils plus fort qu’avec d’autres ? 
"Chez moi" avec des guillemets, parce que je sais que l’Inde me sera toujours profondément étrangère (d’autant que je fais un blocage sur l’apprentissage, même limité, de telle ou telle langue locale), mais tout de même, ce pays est le lieu de l’universel – nous a-t-on assez bassinés avec ça, l’Inde "phare de la conscience universelle", cf. Tagore, Gandhi, Romain Rolland, et même Nehru –, il y a du vrai dans ce cliché, donc chaque être humain est chez lui en Inde. L’Inde est ouverte sur le monde, elle est profondément xénophile (en dépit des crétins de la droite hindoue), elle attire, absorbe, digère. Donc les liens sont forts, bien sûr.

Dans Retour en Inde, tu débutes le récit de ton voyage, le 28 janvier 2007 par une description très précise de ta chambre d'hôtel. Les descriptions des lieux dans lesquels tu vis et des repas que tu prends ont toujours une place essentielle dans tes livres. 
Décrire des chambres d’hôtel, c’est un peu, j’imagine, comme faire des gammes si j’étais musicien. On peut toujours s’assouplir la patte et il faut y aller !

Quant à la nourriture, c’est un peu différent, puisque j’ai souvent une arrière-pensée "littéraire", réunir ces notes, peut-être les publier... ce que j’ai fait plusieurs fois. Evidemment c’est plus rigolo à Taïwan ou à Bornéo – parce que pour moi l’exotisme n’est nullement un terme obscène –, mais enfin le kebab dans la Haute-Marne peut faire lui aussi l’objet de quelques lignes... D’ailleurs on pourrait élever le kebab dans la Haute-Marne au rang de genre littéraire à part entière. Quel gigantesque défi !

Ce défi ne l'as-tu pas relevé avec Cœur d'acier, qui vient de paraitre aux éditions Arléa ?
Je l’ai relevé un peu malgré moi, parce que cet aspect, s’il est permanent pour moi, était accessoire. L’enjeu cette fois était ailleurs : je déteste les mots "identité", "racines", mais enfin, ma mère est champenoise, j’ai passé une partie de mon enfance dans la Marne, et j’ai vécu en Lorraine, pas très longtemps mais de façon pleine, jusqu’à me considérer comme lorrain d’adoption. Au risque de paraître ridicule, le voyage de Cœur d’acier est le début (et peut-être la fin) d’une réconciliation avec les origines dont la nécessité apparaît de plus en plus clairement au fur et à mesure que les années passent... Et dis-moi, toi-même, tu es de par là-bas... Alors, te sens-tu "chez toi" im Lothringen ?... Avec ou sans guillemets ?

Chez moi en Lorraine ? Oui… Disons qu’il me reste encore deux ou trois choses à lui dire… Et que c’est déjà beaucoup… 
Le 29 janvier 2010, tu écris : "Hier soir, à l'aéroport, l'odeur de l'Inde était non pas celle, classique, célébrée par tous les bons auteurs, de l'encens, de piment, des fleurs pourries et des excréments, mais celle du désinfectant, un très rétro Crésyl en l'occurrence, [...]" Avec cette phrase on sent chez toi, très vite, une volonté de se détacher, ou en tout cas de s'éloigner de tout ce qui a déjà été écrit sur ce pays. 

S’éloigner de tout ce qui a été raconté, bien sûr, on espère toujours apporter sa contribution personnelle, forcément irremplaçable ! N’a-t-on pas souvent l’impression que tout a été écrit sur l’Inde, la Chine, le Japon ? Et pourtant on croit avoir encore quelque chose à ajouter... Ce terrain est très glissant : par exemple, j’aurais très envie d’écrire, de compiler plutôt, un sottisier recensant toutes les couillonnades qui ont pu être écrites sur le Japon – le risque étant que mon texte s’ajoute audit sottisier !

Qui sont d'après toi les bons auteurs de l'Inde ? Et qu'est-ce qu'un bon auteur de l'Inde ?
Question très délicate, car j’avoue avoir du mal avec beaucoup d’auteurs indiens, que je trouve facilement ennuyeux – ainsi que beaucoup d’Occidentaux écrivant sur l’Inde, à part notamment Pasolini et Moravia. Aïe ! Je ne suis pas la bonne personne à consulter sur ce point. Toutefois, parmi les auteurs indiens contemporains que j’ai lus avec plaisir, je citerai Anita Desai, qui veut se placer dans une problématique universelle (justement !) et non en tant que femme ou en tant qu’Indienne, ou Khushwant Singh, qui a écrit un excellent bouquin sur Delhi. Tous deux ont énormément d’humour, ce qui n’est pas la chose au monde la mieux partagée en Inde.

Tu écris : "Beauté émouvante des mares qui parsèment cette ville sans grand caractère, surplombées d'immeubles de béton rose ou vert années cinquante, entourées de verdure, dans une grande paix... apparente [...]" 
Grande paix... apparente, car la non-violence, autre tarte à la crème, n’est qu’un aspect des choses, un choix de Gandhi qui d’ailleurs fut efficace contre les Britanniques, mais nullement une constante du pays. Au contraire, les tensions de toute sorte (sociales, nationales, religieuses, etc.) sont multiples et fortes, et la plus grande violence peut surgir n’importe où, n’importe quand, sans préavis. Il n’est pas rare de lire dans les journaux qu’une émeute sanguinaire a eu lieu dans un patelin vraiment cool où l’on se trouvait l’avant-veille. 

D'après toi, que serait-il advenu si la capitale était restée à Calcuta au lieu d'être aujourd'hui à Dehli ?
Ah ! ah ! Ça c’est de la politique-fiction ! Eh bien, à la place des quatre cents millions de gens qui parlent hindi, les Bengalis, peuple de philosophes, de poètes et d’artistes, voire de rêveurs, auraient été le groupe "dominant" de l’Inde... mais pour combien de temps ?... Car je ne doute pas que des beaufs imprégnés de Realpolitik les auraient évincés assez rapidement.

Tu vois Gandhi comme quelqu'un de "roublard et sincère, en retard d'un siècle et en avance d'un autre [...]" 
Que penses-tu de ses dirigeants actuels ? De notre rôle aujourd'hui à nous Occidentaux ? De son développement "fulgurant" dont - et avec celui de la Chine - on nous rebat les oreilles ?

Sans s’arrêter aux questions de personne – quoique j’adore le Premier ministre, ce vieux sikh à turban bleu bébé, qui a vraiment de la classe, lui –, le Parti du Congrès, revenu au pouvoir en 2004 après une calamiteuse parenthèse droitière, est sans doute, vu l’éventail existant, la meilleure option pour l’Inde, de par sa politique disons "sociale-démocrate", son refus des communautarismes, ses tentatives de faire avancer les droits des femmes et son attachement à la laïcité – dans le contexte indien ! Mais sans se cacher qu’il répartit bien mal les "fruits de la croissance" et ne lutte guère contre un mal séculaire, la corruption, omniprésente, qui gangrènera tout développement.

Quant à notre rôle à nous Occidentaux, il pourrait être de mieux soutenir la "plus grande démocratie du monde", en clair d’être souvent moins lâches et serviles, tout en restant positifs, à l’égard de la Chine populaire, sa sœur ennemie.

Le développement "fulgurant" ? Oui, la croissance est vertigineuse – et l’appétit des couches moyennes pour la technologie est aussi effréné qu’ailleurs dans le monde –, mais elle est beaucoup moins bien répartie qu’on ne le dit, et son coût en matière d’environnement est cauchemardesque : urbanisation sauvage avec spoliation des paysans, pollution d’abord visible (des ordures partout : en partie parce que les impératifs de pureté interdisent à un "bon hindou" de nettoyer, en partie parce que de toute façon beaucoup de gens s’en moquent), avec le sentiment que ce pays immense se transforme en une vaste décharge, une circulation automobile assassine au premier sens du terme, et ensuite invisible, car les industriels peuvent s’en donner à cœur joie et déverser partout autant de déchets toxiques, métaux lourds et autres, qu’il leur plaît. Donc le développement durable si souvent invoqué n’est que baratin.

Quel est d’après toi, le meilleur de ce que l'Inde peut donner ?
Difficile de répondre.
Le vaste corpus philosophique indien, auquel on songe d’abord, devient quasi toujours un magma quand il est exporté... surtout sous une forme recuisinée par tous ces groupes new âge à allure de secte, qui sont soit incultes et idiots, soit malhonnêtes, en général un panachage de tout cela.
L’oubli du moi-moi-moi, le rappel de l’existence du groupe, des hiérarchies, des non-dits ? Certes, mais cela est commun à toute l’Asie...
A titre tout à fait personnel, il me semble que, à une époque où les monothéismes perdent la boule et se montrent d’une arrogance sans pareille, avoir su garder opérants trente-trois millions de dieux (chiffre arbitraire), dieux cousins de "nos" dieux antiques, qu’on honore sans forcément croire en eux, est une jolie réussite de la part des inventeurs du zéro.

 

- Patrick Boman est né en 1948, d’un père suédois et d’une mère française. Il est un familier de la Chine, de la Corée et du Japon, de la Turquie comme de la Patagonie. Il est "chez lui" en Inde et reste l’un des plus grands écrivains contemporains français de la littérature de voyage. Avec Retour en Inde (éditions Arléa), il livre le récit drôle, extrêmement bien écrit et très érudit d’un voyageur passionné qui retrouve l’Inde après une longue absence. 
Patrick Boman vit actuellement à Paris. Cœur d’Acier (éditions Arléa, février 2011) est à ce jour son dernier ouvrage paru.

- Vincent Hein est né en 1970. Il est l’auteur d’A l’est des nuages (éditions Denoël, novembre 2009, éditions Arléa, avril 2011). Il vit à Pékin depuis 2004.

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