
Quand André Versaille, fondateur de la maison d'édition éponyme, raconte sa conception de l'Histoire et du métier d'éditeur historique, on sent vibrer sa passion pour l'Histoire, la dialectique et la culture.
D'ailleurs, plus que des livres, André Versaille éditeur propose une vision du monde. Rencontre avec un éditeur pas tout à fait comme les autres.
Depuis quand et comment est née l'idée d'une maison d'édition spécialisée en Histoire ?
André Versaille éditeur, née en 2008, est la suite d'une aventure commencée plus de trente ans plus tôt, avec ma première maison d'édition, déjà spécialisée en Histoire et géopolitique.
Au-delà de mon goût pour l'Histoire, je considère celle-ci presque comme une école de sagesse : elle nous amène à comprendre que notre point de vue "ici et maintenant" n’est pas universel. Par là, elle nous pousse à tenter de "discerner" avant de juger. Bien évidemment, faut-il le préciser, comprendre ne veut pas dire exonérer.
Pour autant, je n’estime pas que mon métier s’apparente à celui d’un juge. La question pour moi n’est pas de condamner les Croisés, les guerres de religions, la colonisation, les staliniens, etc. (il y a d’ailleurs belle lurette que la question est entendue), mais de fournir au lecteur la boîte à outils qui lui permette de comprendre "comment pouvait-on être" un Croisé, un fanatique chrétien, un colonialiste, un stalinien.
Les historiens qui me stimulent sont ceux qui tentent d'appréhender les temps anciens en se détachant le plus possible de leur regard d’aujourd’hui, en s’immergeant dans le contexte et les mentalités de l'époque.
Par ailleurs, c’est une évidence, une bonne appréhension de notre présent passe par la connaissance du passé qui, par définition, conditionne le présent.
Sur quels critères vous fondez-vous pour publier un livre?
En matière d’Histoire, le premier critère est bien sûr celui de la compétence. Mais elle ne me suffit pas. Comme nous nous attachons à publier des essais et non des synthèses, nous cherchons les historiens capables, sinon de renouveler le sujet, au moins de le regarder sous des angles nouveaux. C’est d’ailleurs ce qui m’amène à publier des auteurs dont je ne partage pas le point de vue, mais dont l’analyse m’oblige à remettre en cause mes propres certitudes. Je trouve très enrichissant le croisement de regards qui ne vont pas dans le même sens.
J’irai même plus loin, d’une certaine manière, et jusqu’à un certain point, il est sain de publier aussi "contre soi". Parfois je fais des choix à contre-courant (et contre mon propre courant) dont certains se sont révélés de formidables succès. Je pense notamment au livre d'Eric J. Hobsbawm, L'âge des extrêmes, refusé par toutes les maisons d'édition françaises et qui s'est vendu à 50 000 exemplaires en trois mois (il a, par ailleurs, été traduit en plus de vingt langues), et dont la vente se poursuit avec succès depuis plus de dix ans.
Bien que, au départ, je ne partageais pas forcément les points de vue exprimés par l'auteur, je le trouvais intellectuellement superbement stimulant ; c’est pourquoi, malgré la taille du volume (près de 1000 pages), je n’ai pas hésité à le publier.
En revanche, je n’ai pas envie de publier des auteurs qui utilisent leur travail d’historien comme une arme idéologique, quand bien même ce serait au service d’une cause noble. L'Histoire engagée me paraît souvent biaisée et les thèses développées le sont très souvent à charge. En même temps, il faut bien reconnaître qu’à toutes les époques, l’Histoire a été idéologisée.
Comme le disait Benedetto Croce, "toute Histoire est contemporaine", signifiant par là que ce n’est qu’à partir de notre présent que nous regardons le passé. Pour autant, on peut tenter de réduire, dans une certaine mesure, nos présupposés, mais ce n’est pas simple : nous sommes baignés dans les présupposés qui non seulement nous « interdisent » certaines opinions, mais qui refusent même le principe de certaines analyses.
Je vous donne un exemple : dans les années 1960-1970, tout historien en Europe occidental qui aurait tenté une comparaison entre le nazisme et le stalinisme aurait été immédiatement accusé de vouloir « banaliser » le nazisme. Et il est vrai qu’à l’époque, les quelques tenants de ce "comparatisme" se situaient le plus souvent à l’extrême droite. Il n’empêche que sur le fond, cette comparaison historique est pleinement légitime. Aujourd’hui ce présupposé est tombé, et la comparaison entre les deux dictatures se fait naturellement. Toutefois, cette libération aura pris des décennies.
Vous faites d'Internet le relais complémentaire de votre politique éditoriale. Pourquoi et comment ?
Beaucoup croient qu’Internet risque de détruire le livre. Je ne le pense pas du tout. Souvenons-nous d’autres craintes qui se sont avérée vaines : le cinéma n’a pas détruit le théâtre, pas plus que le disque n’a détruit le concert ou l’opéra.
Je comprends toutes les critiques proférées à l’encontre d’Internet, et je ne suis pas loin d’y souscrire. Mais là n’est pas l’important. Ne regardons pas l’Internet d’aujourd’hui, mais essayons d’imaginer son formidable potentiel qui ne manquera pas de se développer dans les dix prochaines années.
Aujourd'hui la diffusion du savoir et de la culture via Internet n’en est qu’à ses débuts, et nous n’avons pas encore pris la mesure de l’ampleur de cette révolution. Car Internet n’est pas qu’un média de plus, c’est, à mon sens, un phénomène de civilisation qui inaugure un très grand bouleversement dans l’appréhension de la culture et du savoir, et donc de leur diffusion. Bien sûr, comme à chaque révolution technologique, nous allons perdre des choses auxquelles nous nous étions habitués et qui nous semblaient éternelles. Mais en même temps, nous sommes devant une nouvelle ère culturelle qui nous ouvre un immense champ d’opportunités.
Par là, Internet nous pousse, nous les éditeurs, à tenter de répondre au formidable défi de repenser la diffusion du savoir et de la culture, et ce pari est d’autant plus stimulant que les terrains d’action s’avèrent pratiquement infinis. Que ceux qui aiment éprouver la délicieuse sensation du vertige nous rejoignent.
En ce qui nous concerne, et pour parler de choses pratiques, nous entreprenons dès janvier la mise en ligne de nos livres sous forme de fichiers numériques, et, si tout va bien, l’ensemble de notre catalogue sera numérisé en 2012 et proposé en format e-book, par les libraires via la plate-forme Eden.
Mais cela n’a déjà plus rien de révolutionnaire : il ne s’agit là que de la publication d’une version supplémentaire du même texte. Ce à quoi nous travaillons, c’est à la poursuite de notre travail éditorial sur la toile. Concrètement, cela signifie que les lecteurs de nos livres (papier) trouverons de plus en plus de compléments d’information sur notre site : documents d'archives, iconographies, annexes, interviews, vidéos, etc., bref, la publication de tout un matériau impossible à publier sur papier, avec l’avantage inouï qu’offre l’Internet : l’enrichissement continu des dossiers publiés et leurs mises à jour en temps réel.
Pour l’instant, sur notre site www.andreversailleediteur.com, l’Internaute peut trouver pour chaque livre des extraits en libre accès (de 25 à 35 % du volume), toute la presse affairant au livre, des entretiens vidéos (plus d’une centaine), des bibliographies et d’autres documents divers. Le site compte à ce jour plus de 25 000 pages.
Et, dans cette idée de poursuivre notre travail éditorial sur la toile, nous avons conçu Les Abécédaires du Voyageur comme une collection « en partie double » : une série composées de petites encyclopédies (livres-papier) consacrées à chaque fois à un pays, mais qui trouve son pendant sur un « site compagnon » : www.abc-voyageur.com. Un livre de cette collection compte environ 120 entrées qui montrent le pays dans ses dimensions sociétales, culturelles, politiques, etc., tandis que le site reprend chacune de ces entrées et présente, non pas le texte du livre, bien sûr, mais une dizaine de liens, photos, vidéos, etc., qui permettent à l’internaute d’aller plus loin dans la connaissance du pays sélectionné.
Propos recueillis par Agathe Bozon