
La rentrée littéraire de janvier s’est ouverte sur un scandale, celui qui a accompagné la sortie du nouveau livre d’Alexandre Jardin, Des gens très bien (Grasset).
Il y parle de la participation de son grand père Jean Jardin au gouvernement de Vichy en qualité de directeur de cabinet de Pierre Laval, et de son malaise à lui, le petit-fils, de porter un tel fardeau de honte jamais assumée dans l’histoire de sa famille.
Curieusement, la thèse d’Alexandre Jardin dérange : le livre démontre qu’on peut être quelqu’un de bien et avoir participé sans regret au régime le plus meurtrier et raciste que l’histoire européenne ait connue.
La remise en cause de son grand père, réhabilité sans encombre après la guerre et estimé par les politiques de gauche comme de droite, a aussi largement contribué à la réponse violente d’historiens, mais surtout de journalistes et de membres de la famille Jardin. Peu disert dans les médias, mais fortement secoué par l’onde de choc qui révèle le malaise français face à des questions qu’on a hâtivement cru réglées, Alexandre Jardin s’explique en quelques mots pour Lecteurs.com.
Je suis parfaitement conscient que la sortie du déni se passe toujours douloureusement dans une société comme au sein d’une famille. Tant qu’on faisait des procès à des Vichystes qu’on pouvait désigner comme le mal, cela ne nous touchait pas directement : c’était eux, pas nous. Mais le livre parle de gens bien, comme mon grand père. Et pourtant, Jean Jardin était le directeur de cabinet de Pierre Laval ! Des pervers, des excités, finalement peu nombreux, peuvent devenir monstrueusement dangereux à la tête d’un régime qui mobilise suffisamment de morale pour faire collaborer des gens bien et efficaces comme lui.
Des gens très bien est un livre sur le secret d’une famille qui touche notre famille nationale. Je vois bien qu’à l’occasion de la sortie du livre, le pays vit quelque chose à travers ma famille, une mise à jour nécessairement chaotique. Je m’y attendais. Ce qui me surprend, c’est son intensité 70 ans après.
Ce n’est pas un livre d’histoire, c’est à la fois mon histoire et un livre irréversible qui modifie profondément la relation que j’entretiens au réel. Je ne pourrai plus écrire de la même manière désormais.
Le Roman des Jardin était un galop d’essai. Je n’ai pas osé aller jusqu’au bout et j’ai noyé la part sombre de ma famille dans des flots de fous rires. J’étais trop effrayé d’assumer frontalement ce qui me dévorait le ventre. L’approche de l’âge auquel mon père est mort m’a de toute évidence décidé. Et aussi onze ans de psychanalyse... J’ai voulu mettre un terme à un rapport fou avec le réel, entré dans ma famille en 1942.
Sortir du déni, assumer la part de honte, consentir à souffrir pour retrouver sa vitalité. Mon père a écrit quatre livres sur son propre père en essayant passionnément de le montrer pour qu’on ne le voie pas et en allant chercher la caution de François Mitterrand pour signer la postface de son dernier livre, Le Nain jaune, publié en 1978.
Bien sûr, mais je n’ai pas pu faire autrement que de rompre la complicité familiale. Quant à Pierre Assouline qui a signé Une éminence grise en 1986 consacré à Jean Jardin, je comprends aussi qu’il soit mal à l’aise. Son livre, n’évoque pas la rafle du Vel d’Hiv, alors que mon grand père était à ce moment là en poste auprès de Laval. Il ne s’intéresse pas non plus à son degré de connaissance de la Shoah. J’ai retrouvé, comme tout le monde peut le faire facilement, des archives de la correspondance entre le Consistoire et le bureau de Laval. C’est accablant.
Si. Car ils ne sont pas tenus aux mêmes fidélités et soumissions affectives que leurs aînés envers la génération de la guerre. La bascule va nécessairement avoir lieu dans notre pays. Ca va ressembler à une succession de mises à jour familiales, compliquées et salutaires.