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Le grand remplacement selon Debray : pour un audit de la France ?

Le dernier livre de Régis Debray, "Civilisation, comment nous sommes devenus américains" (Gallimard)

Le grand remplacement selon Debray : pour un audit de la France ?

Ainsi sommes-nous devenus américains : dans la bouche ou sur la couverture d’un livre de Régis Debray, cela ne sonne jamais comme un compliment. Va-t-il nous plomber le moral ou réactiver un esprit d’analyse et de distance qui fait actuellement douloureusement défaut à nos contemporains ? Pour le savoir, il faut plonger dans son nouvel essai. Et quoi qu’on en pense, on ne sera pas déçus par cet essai qui fulmine d’intelligence.

 

« Une civilisation a gagné quand l’empire dont elle procède n’a plus besoin d’être impérialiste pour imprimer sa marque. Ni d’une gendarmerie aéroportée pour peser sur le cours des choses. Ni d’un coup de poing sur la table pour aimanter les regards. Elle peut se dire victorieuse quand ce n’est plus une mais la civilisation, que sa langue est devenue lingua franca, et sa monnaie, l’aune commune (…). Quand il n’y a plus lieu de discuter et qu’un livre comme celui-ci a quelque chose d’un peu suspect ». Nous sommes en plein dans le livre de Régis Debray, Civilisation, comment nous sommes devenus américains (Gallimard). Il va falloir faire quelques deuils, admettre quelques constats amers, faire son auto-critique pour encaisser le livre, les désaccords qu’on peut lui opposer et se réinventer un sens de l’honneur.

 

Le grand remplacement a déjà eu lieu, celui de l’homo oeconomicus venu d’outre-Atlantique. Et Debray de citer le stratège du Pentagone, Thomas Barnett : « Il ne s’agit plus désormais que l’Amérique dirige le monde, mais que le monde devienne l’Amérique ». Pessimiste ? L’essayiste prend le temps de déployer sa pensée, et veille à ce qu’aucune réduction ne lui soit reprochée. Ainsi, il multiplie les angles, empruntant par exemple à Montesquieu en  imaginant un Hibernatus cryogénisé en 1960 et qui débarquerait de nos jours en plein quartier latin. Il y verrait essentiellement des boutiques de vêtement, de fast food, de consommation aux enseignes anglophones. Il y constaterait la chute du règne des littéraires,  « les ducs et pairs, choyés et décorés, étaient à présent les économistes, suivis de peu par les juristes ». L’américanisation de la planète que la philosophe Simone Weil avait si bien anticipé dès 1943 est à la manœuvre, elle éclate sous les yeux du lecteur, moins qu’amusé.

 

Mais l’hégémonie économique n’est pas le propos de Debray qui pointe davantage une américanisation des structures mentales et morales françaises, voire européennes. Une américanisation par le haut et par le bas, de Harvard à Beyoncé, de Rawls qui inspire tant le président Macron, à Disneyland ou… Facebook. Difficile pourtant de vilipender le pays pionnier du droit de vote des femmes (1920), de la reconnaissance des droits homosexuels, du téléphone et de la machine à laver -pour faire un pêle-mêle discutable-, et qui n’est pas seulement celui de MacDo, de la chaise électrique et de la ségrégation. 

 

Régis Debray pratique la tactique des montagnes russes, parfois accablant sous des constats irréfutables, parfois encourageant, en reculant la focale vers une histoire de l’humanité qui frôle l’Egypte et s’attache à Rome dont il examine non seulement les prolégomènes de la chute ainsi surtout ses conséquences. Pour brosser ce portrait à contre-courant d’une France dans l’Europe, Debray convoque les penseurs subtils, Valéry, Marc Bloch ou l’historien anglais Toynbee, qu’on a un peu oubliés depuis que la réflexion sur le temps contemporain tourne autour du pour ou contre la fin de l’histoire de Fukuyama et du choc des civilisations de Huntington. Derrière ces deux parangons de la pensée qui confisquent ce début du XXIe siècle, il y a Braudel et Kojève, Gramsci et Rolland, Malaparte et Huxley. Comme si la pensée française, européenne avait oublié ce qu’elle est capable de produire. Quelle alternative la taraude ? Sauver l’honneur et disparaître ou sauver l’avenir en se reniant ? L’issue, et on aimerait y croire, est peut être dans le retour d’une fierté intellectuelle et la promotion de son rayonnement. Le champ du symbolique semble vacant, dans une mondialisation qui boude la pensée au profit des chiffres et des règles.

Dans cet essai foisonnant, parfois broussailleux mais toujours en prise avec son sujet, Régis Debray donne à son lecteur les moyens de penser le sujet des liens entre l’Amérique et l’Europe, la place de la France dans la modernité. Il démontre qu’une pensée singulière est possible qui ne s’adosse pas forcément sur un pour-contre bien aliénant. Alors un débat est possible qui plonge ses racines dans des connaissances intellectuelles à redécouvrir, dont le jaillissement est promesse de construction.

 

 

Karine Papillaud

 

 

 

 

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